Ce passage est extrait de l’ouvrage L’éveil du Grand Dragon Rouge, par Thomas Karlsson (traduction française par Julien Bert), qui paraîtra aux éditions Chronos Arenam, en mai 2018.
L’illustration utilisée pour la couverture est l’œuvre de Dizmah de Taninsam Spiritual Ikons.
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– Qu’est-ce que tu veux dire par « le dragon » ? demanda Daniel, tandis que le ferry reliant Nynashamn [1] à Visby [2] nous emmenait sur l’île de Gotland. Daniel lisait énormément de littérature fantastique, et ce qui avait trait aux mythes et aux symboles ne lui était pas étranger. Je lui avais raconté mon rêve, et ma rencontre avec la femme sur le trône. Il écoutait avec beaucoup d’intérêt et demanda ce que signifiait « Ho Drakon Ho Megas ».
– En grec ancien, cela signifie « Le Grand Dragon », expliquai-je.
Parmi les textes que m’avait fournis Josef Sagares, se trouvait un rituel dans lequel ces mots revenaient régulièrement.
– Le Dragon n’a vraiment rien à voir avec tout ce qu’on nous apprend dans les contes de fées, ou ce qu’on peut lire dans les ouvrages de Tolkien.
Nous avions tous deux lu Le Seigneur des Anneaux, et cette œuvre était naturellement devenue le sujet de référence de maintes conversations.
– Le Dragon correspond plutôt à la vision qu’en ont les Chinois. Il représente la force vitale primordiale appelée ki, ou chi. Les Chinois disent d’une image qu’elle vaut mieux que mille mots, et le dragon ne fait pas exception. Le Dragon est bien plus que l’image que nous en avons, mais parce qu’il s’agit d’une chose extrêmement difficile à expliquer, cette représentation en dit toujours plus que des mots. Le Dragon est le tao, et il est impossible à décrire.
Une annonce faite par haut-parleur, invitant les passagers à profiter d’une offre au bar, interrompit momentanément notre conversation. La nuit commençait à tomber dehors, et nous avions encore environ une heure devant nous avant d’atteindre le port.
– Voici le Dragon, continuai-je, après avoir sorti de mon sac l’ouvrage du mathématicien Benoît Mandelbrot, The Fractal Geometry of Nature.
Je pointai du doigt la couverture ornée d’une magnifique fractale, qualifiée dans le livre de « Fractale du Dragon ». Mandelbrot fut un pionnier dans le domaine des mathématiques fractales et en matière de théorie du chaos. J’avais emprunté le livre à mon père et je faisais de mon mieux pour tenter d’en saisir les fondements, pas tant par amour des mathématiques, mais plutôt parce que j’avais pour ambition d’établir un lien entre les principes de Mandelbrot et mes spéculations ésotériques.
– Dragon et chaos ne font qu’un. Nous, humains, sommes en quête de figures géométriques parfaites, sans défaut, mais la réalité est plus complexe. Elle est fractale. Il existe d’autres dimensions que celles qui nous sont familières en géométrie. Le côté lumineux correspond aux figures géométriques simplistes et parfaites, alors que l’obscurité est associée au chaos et aux formes fractales. Le chaos obéit pourtant à un certain schéma. Vie et chaos ne font qu’un, tout comme la force vitale ne fait qu’un avec le dragon. Avec la Fractale du Dragon.
– Les chevaliers et les dragons des contes de fées n’ont donc rien à voir avec tout ceci ? demanda Daniel.
– En un sens, si. Je pense qu’il est possible d’envisager les chevaliers comme le symbole des efforts consentis par l’humanité pour surmonter le chaos. Chaos et Dragon sont une seule et même chose. Le chaos est perçu comme menaçant et effrayant. Par conséquent, il est diabolisé. C’est la raison pour laquelle le dragon a été assimilé au Diable. Notre volonté est de surmonter le chaos, mais comme il constitue le principe de vie, il ne peut ni ne doit être vaincu. Nous devons chevaucher le dragon, pas le tuer. Nous devons reposer dans les bras du Dragon !
Cette dernière phrase était extraite du long-métrage de John Boorman, Excalibur, qui retrace la légende du roi Arthur ; il faisait partie de ces films dans lesquels les références à l’occultisme nous semblaient évidentes. Merlin l’Enchanteur enseigne à Arthur à ne pas craindre le dragon ; au contraire, il invite le jeune roi à « reposer dans les bras du Dragon ». Mon allusion fit sourire Daniel. Ce film était tout simplement monumental, et possédait toutes les qualités que nous étions en droit d’attendre de ce genre de productions. Il était sorti au début des années 80, mais nous n’avions pu le voir qu’une dizaine d’années plus tard. À l’époque, les journaux avaient commencé à évoquer la Génération X, « la génération ironique », qui considérait la vie comme une vaste plaisanterie et qui menait une existence sans but. Nous ne nous reconnaissions pas dans cette description. Nous avions décidé d’adopter la position inverse en rejetant purement et simplement tout ce qui pouvait avoir un lien avec « la génération ironique ». Excaliburétait le genre de films que nous prenions réellement au sérieux : cette dramaturgie grandiloquente, magnifiée par les œuvres musicales de Richard Wagner et Carl Orff, constituait pour nous une source inépuisable de plaisir. Nous avions le sentiment qu’une plus importante mission attendait ceux qui avaient la capacité de percevoir les choses, et à un certain moment, nous nous étions même autoproclamés représentants de « la génération non ironique ». Nous nous montrions particulièrement critiques vis-à-vis du dogmatisme et du fanatisme religieux, mais en même temps, nous étions convaincus que le nihilisme, le cynisme ironique et le défaut d’engagement, si caractéristiques de la génération de l’époque, ouvraient la porte au fondamentalisme sous toutes ses formes.
Daniel et moi ayant rejoint le bar du bateau, nous commandâmes chacun une Old Gold, notre bière préférée. Daniel feuilletait l’ouvrage de Mandelbrot, et commença à me questionner à propos de la Qabale :
– On trouve dans la Qabale le fameux symbole de « l’arbre de vie » et les dix sphères qu’il renferme. Est-ce que ça signifie qu’il existe seulement neuf mondes par-delà le nôtre ?
– Non, tu t’apercevras que chacune de ces sphères recèle des possibilités infinies. Le niveau le plus bas est appelé Malkuth, et constitue le plan matériel ; il ne s’agit toutefois pas uniquement de notre propre planète, mais de tous les mondes matériels de l’univers. On peut donc intégrer des millions de civilisations, issues d’innombrables galaxies, rien qu’au niveau de Malkuth. La sphère située juste au-dessus porte le nom de Yesod, et est reliée au plan astral, aux fantasmes et aux rêves. Tous les songes et fantasmes peuvent plus ou moins être associés à ce niveau ; je veux dire par là que cela inclut également les rêves qu’un habitant de la constellation d’Andromède pourrait être en train de faire en ce moment même.
Daniel semblait être sur un petit nuage. Il était souvent sujet à des rêves d’une incroyable intensité, et après de brèves séances de méditation, il pouvait atteindre des états modifiés de conscience et être le témoin d’incroyables visions. Nous passions énormément de temps ensemble, et il nous arrivait de discuter des heures durant, jusqu’à parvenir à une espèce d’osmose où les mots devenaient presque inutiles. À la limite parfois de la télépathie pure, nous tentions des expériences de transmission de pensées, avec plus ou moins de succès.
Daniel commanda une deuxième tournée de Old Gold. Tandis que nous commencions à boire, Daniel me fit part d’un rêve qu’il avait fait quelques nuits avant le voyage :
– Il faisait nuit, et je flottais au-dessus de la mer. Le ciel était étoilé.
C’était comme si quelque chose de grandiose était sur le point de se produire, et je vis plusieurs étoiles filantes. Puis soudain, j’aperçus trois globes de grande taille surgir de l’horizon et prendre place dans le ciel, qui comptait dorénavant trois planètes supplémentaires. En dessous se trouvait un gigantesque trident de lumière. Un cercle apparaissait au milieu du Trident dont les pointes étaient dirigées vers la gauche. Il semblait avoir été renversé.
Daniel me dessina un croquis du trident et des trois planètes sur une serviette en papier. J’étais submergé par la puissance dégagée par le symbole. Après quelques instants de réflexion, je décidai de repositionner la serviette, afin que les pointes du trident soient dirigées vers le haut.
– Peut-être devrions-nous laisser le trident comme ceci, en direction du ciel. Ainsi, nous l’avons redressé.
– Oui, tu as raison, répondit Daniel. Je pense qu’il s’agit d’une sorte de clé…
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Notes :
[1] NdT : ville portuaire située à environ 60 km au sud de Stockholm et connue pour être l’un des endroits sur le continent suédois d’où partent les ferries pour l’île de Gotland.
[2] NdT : ville suédoise située sur l’île de Gotland, au milieu de la mer Baltique, à 90 km des côtes suédoises.
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Titulaire d’un doctorat en religions comparées, Thomas Karlsson est le fondateur de l’ordre ésotérique Dragon Rouge. Il est par ailleurs l’auteur de nombreux ouvrages et articles traduits dans plus de dix langues, dont Qabalah, Qliphoth and Goetic Magic(récemment publié en français aux éditions Chronos Arenam), Uthark: Nightside of the Runes, Adul Runa and the Gothic Cabala ou encore Astral Travels Out of Body. Thomas Karlsson a consacré sa thèse de doctorat aux courants qabalistiques dans la Sue de du XVIIe siècle, et occupe un poste de chercheur à l’Université de Yale, aux Etats-Unis. Il possède en outre une chaire à l’Université de Stockholm et y enseigne l’histoire, la philosophie et la religion, avec l’ésotérisme occidental comme angle d’approche. Thomas Karlsson anime également des ateliers d’initiation au courant draconique, partout dans le monde. Enfin, il est impliqué dans plusieurs projets artistiques, et notamment en tant que parolier des groupes Therion, Serpent Noir et Ofermod.