Je me permets d’emprunter le titre de l’un de ses ouvrages à Max Milner en guise d’intitulé, puisque lui-même l’a emprunté à Freud. Ce cher Sigmund qui voyait dans toute pulsion scopique (l’attrait du voir/savoir) le désir d’espionner « la scène primitive », autrement dit papa et maman qui jouent au docteur.
Ô pauvre humain naïf et névrosé qui pense y découvrir la Vérité : d’où viens-je, où cours-je et pourquoi veux-je tellement y retourner ?, nous disent les psychanalystes. Quant aux mythes, peut-être plus sages, ils nous avertissent simplement qu’on risque d’y perdre l’organe par lequel on a péché.
Non, je ne vais pas vous parler d’Œdipe, mais du devin spécialiste en retournement d’hormones qui l’a averti d’un « Ouhla ! ‘fais pas ça !» en sachant parfaitement de quoi il parlait. J’ai nommé : Tirésias.
Né à Thèbes d’une famille correctement mythologique (sa nymphe de mère, Chariclo, est copine avec Athéna), Tirésias commencera sa carrière en commettant un impair puisqu’il découvre la déesse nue se baignant dans une source. Les mauvaises langues, comme Vernant, diront qu’il a entrevu une paire de… Passons. D’autres prétendent que c’était sa propre mère qu’il espionnait en tenue d’Ève. Passons également. Athéna lui clôt les paupières d’un délicat geste de la main. Il ne les rouvrira plus. Pour le consoler, elle lui donne le don de voyance : « Chariclô la supplia de rendre la vue à son fils, mais la déesse n’en avait pas le pouvoir ; alors elle lui purifia les oreilles, et cela lui permit de comprendre parfaitement le langage des oiseaux ; puis elle lui donna un bâton de cornouiller, grâce auquel il marchait comme les gens qui voient » [1].
Voilà pour la première couche, car il se trouve évidemment plusieurs versions pour expliquer la cécité du bonhomme. Chez Ovide, Tirésias se tripote le caducée. Précisément il dégomme à coup de bâton la femelle d’un duo de serpents en plein accouplement… Et le voilà transformé en femme. Je laisse à qui en aura l’envie et le temps la tâche de filer, défiler, enfiler et surfiler le symbole. Sept ans plus tard, il repasse par là. Un nouveau couple de reptiles malchanceux se bécote dans le secteur. Rebelote. Tirésias bastonne un serpent à mort et du coup redevient un mec, un vrai, un tatoué. L’histoire ne dit pas si, entre temps, un panneau « Attention devins hargneux » est venu décorer le chemin à l’intention des couleuvres en rut.
Jusque là tout va bien, la SPA est peu active en ces temps reculés, notre futur augure se porte comme un charme. Puis vient le jour où il reçoit une convocation de l’Olympe. Là haut, Zeus et Héra n’en finissent plus de se jeter les casseroles à la tête pour une vieille question, celle du plaisir sexuel, chacun prétendant que l’autre sexe s’amuse nettement plus. Tirésias ayant eu l’expérience des deux, le voilà téléporté chez les Dieux et chargé de trancher non plus des serpents, mais le dilemme. Après avoir toussoté longuement, il révèle que la femme jouït neuf fois plus que l’homme. Héra « plus offensée qu’il ne convenait de l’être pour un sujet aussi léger, condamna les yeux de son juge à des ténèbres éternelles » [2]. Pour le consoler, une fois de plus, on lui accorde le don de voyance et une vie très longue, sept fois la durée d’une existence humaine.
Une troisième et dernière version du mythe, rapportée par Sostratos, raconte que Tirésias, née femme, eut la mauvaise idée de se refuser à Apollon, et que celui-ci décida de lui faire pousser un pénis pour lui apprendre à quel point il est désagréable de rester avec les c. pleines – enfin, j’imagine que Sostratos ne l’a pas formulé exactement comme ça, mais l’idée y est.
La suite est connue. Tirésias devient le devin attitré de Thèbes, livre d’agréables et de moins agréables prophéties – dont la chute de la ville -, croise Œdipe à qui il dit : « Mec, j’aimerais pas être à ta place », puis meurt pour avoir bu l’eau d’une fontaine. Funérailles nationales, tout ça tout ça. Plus tard, dans le Livre XI de l’Odyssée, il tirera les cartes à Ulysse outre-tombe, puisque, entre autres avantages à voir Athéna à poil, Tirésias a gagné le privilège de conserver sa conscience et ses dons au-delà de la tombe.
Ensuite on peut gloser. L’interprétation traditionnelle consiste à dire que Tirésias perd un sens pour en gagner un autre : s’il ne voit plus le monde, il voit au-delà du monde. S’il ne perçoit plus l’espace, il appréhende désormais le temps. C’est bien beau, mais ça ne dit pas ce qu’il a vu de tellement spécial.
D’abord Athéna sans son armure, une déesse que les exégètes soupçonnent d’androgynie. Ensuite des serpents entremêlés. En d’autres termes, la confusion des sexes et des corps, le même et l’autre mélangés, indistincts. Là où Œdipe fait une salade de générations, Tirésias nous fait une macédoine de sexes qui lui vaut d’expérimenter l’altérité. Une connaissance qui le rend handicapé au monde, mais omniscient. Renoncer à son intégrité, en tant qu’individu, pour faire trempette dans la mer de l’indifférencié, du chaos, et accepter le flou entre le même et l’autre serait un accès au savoir ? Tiens donc.
En fin de compte, mater les fesses d’Athéna (la seule déesse à être née avec un string en métal), certes ça ne se fait pas, mais ce n’est pas mortel. On y perd et on y gagne. Il en va de même pour Œdipe : buter son père et coucher avec sa mère, c’est fort ennuyeux, mais on y survit, nous disent les mythes.
Et, en route, on apprend des choses.
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Tirésias apparaît devant Ulysse pendant le sacrifice, par Heinrich Füssli, 1780-1785.
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Notes :
(1) Bibliothèque d’Apollodore, Livre III.
(2) Ovide, Métamorphoses, III, 316-338.