« Elles aiment beaucoup l’amour, mais plus encore la chair humaine »
Apparition terrifiante envoyée par Hécate, parfois assimilée à la déesse elle-même, Empousa est réputée jaillir de l’ombre en plein midi afin d’épouvanter les voyageurs et posséder le pouvoir de changer sans cesse d’apparence. En cela, elle pourrait bien, à l’instar de ses consœurs croquemitaines Lamia et Mormô, incarner la peur elle-même. car si les auteurs antiques fournissent des indices permettant de la reconnaître, notamment la patte d’âne et/ou d’airain, elle ne bénéficie, par contre, d’aucune représentation connue, sans doute parce que l’objet de la terreur est par essence, protéiforme.
Dans son traité De la superstition, Plutarque fustige ceux qui, ignorant la réelle nature du divin, se torturent eux-mêmes avec de vaines terreurs :
« Le repos du superstitieux ressemble au Tartare. Il y voit des spectres effrayants, des supplices affreux qui le réveillent en sursaut. Agité par des songes terribles, il se tourmente, il se punit ; il est pour lui-même un tyran cruel qui le châtie sans cesse. À son réveil, au lieu de mépriser ces songes vains, et de reconnaître la fausseté des visions qui l’ont troublé, pour fuir l’ombre d’une erreur qui n’a rien de dangereux, il se livre à des illusions qui ne font qu’augmenter son trouble ; il est dupe d’une foule de charlatans et d’imposteurs qui lui font payer bien cher les conseils qu’ils lui donnent :
Craignez-vous de la nuit les tristes visions,
Ou l’aspect effrayant de la terrible Hécate ? » (Œuvres Morales, vers 72-126)
Le vocabulaire employé ici, par exemple les termes εἴδωλα et φάντασμα, renvoie à des apparitions, des visions, au sens d’images vaines, de simulacres. Comme la gorgone qui n’est toute entière qu’un « donné à voir » destiné à paralyser d’effroi, les spectres envoyés par Hécate sont des épouvantails visant à effrayer. D’ailleurs, les croyances populaires ne s’y trompent pas qui conseillent d’insulter et railler les lamies et les empouses pour les fuir. Dans la Tentation de Saint Antoine (1874), Flaubert écrit :
« Apollonius : Enfin, nous sortîmes de Babylone ; et au clair de la lune, nous vîmes tout à coup une empuse.
Damis : Oui-da ! Elle sautait sur son sabot de fer ; elle hennissait comme un âne ; elle galopait dans les rochers. Il lui cria des injures ; elle disparut. »
À l’entrée « Empousa », datant de 1049, la fameuse encyclopédie appelée Souda donne :
« Un fantôme démoniaque envoyé par Hécate et apparaissant aux infortunés. [Quelque chose] qui semble capable d’adopter plusieurs formes. [On l’appelle] Empousa car elle se déplace sur une jambe [heni podizein], son autre jambe étant en bronze. Ou parce qu’elle apparaissait depuis les endroits sombres aux initiés. Elle portait aussi le nom Oinopole, Οἰνοπώλη.
Mais d’autres disent [qu’elle porte ce nom] parce qu’elle change de forme. Elle semble aussi apparaître à la lumière du jour, lorsqu’on offre des sacrifices aux morts. Certains disent qu’elle est Hécate elle-même. [Un autre de ses noms est] Onokole, Ὀνοκώλη, parce qu’elle a la jambe d’un âne ; ce qu’on appelle « le fumier » [Bolitinon, βολίτινον] est en fait le fumier d’âne. Car Bolitos, βόλιτος [est] le terme commun pour les excréments des ânes. »
« Oinopole » cité ici, qui signifie « marchande de vin » l’une des appellations possibles d’Empousa, avec le plus classique Onoskélis ou Onokulé, « à la patte d’âne ». Pourquoi un âne ? Sans doute parce que cet animal est traditionnellement associé à la lubricité et la débauche. C’est aussi un moyen pratique de reconnaître Empousa dans ses multiples transformations. La patte d’âne est parfois associée ou remplacée par une jambe ou un sabot d’airain, ou encore par une « patte de bouse », « d’excréments d’âne », ainsi que le précise la Souda, renvoyant sans doute à la corruption du personnage.
Les étymologies les plus couramment évoquées pour le nom Ἔμπουσα lui-même lui associent le verbe « empodizein » qui signifie « empêcher, entraver » ; ou « empazô », « saisir, attraper ». Ce qualificatif « celle qui empêche » pourrait être lié à la fonction que lui supposent certains historiens dans les Mystères : celle d’un épouvantail qui aurait servi à effrayer les initiés, en jaillissant devant eux depuis un coin obscur, pour les empêcher de poursuivre leur quête. Après avoir été confrontés à l’épouvante, les candidats auraient été ensuite conduits vers la lumière. Certes, cela fait beaucoup de suppositions, mais dans plusieurs textes antiques, elle semble assumer peu ou prou, ce rôle de « gardienne » des enfers, terrifiant le voyageur pour lui faire rebrousser chemin. Ainsi, dans Les Grenouilles d’Aristophane (405 av. J.-C.), le dieu Dionysos, déçu par la médiocrité des auteurs athéniens, décide de se rendre aux Enfers, accompagné de son esclave Xanthias, afin de ressusciter Euripide :
« Xanthias. Hé ! de par Zeus! je vois un monstre énorme.
Dionysos. Comment est-il ?
Xanthias. Effrayant. Il prend toutes les formes, tantôt bœuf, tantôt mulet, puis femme charmante.
Dionysos. Où est-elle ? Que j’aille de son côté.
Xanthias. Mais ce n’est plus une femme, c’est un chien maintenant !
Dionysos. C’est donc Empousa !
Xanthias. Tout son visage alors est en feu.
Dionysos. A-t-elle une jambe d’airain ?
Xanthias. Oui, de par Zeus! et l’autre est une jambe d’âne, sois-en certain. »
D’autres exégètes font dériver son nom du terme « enodia », « qui hante ou protège les routes », qualifiant traditionnellement Hécate. Enfin, une autre étymologie réfère au verbe empinein qui signifie « boire bruyamment », faisant ainsi d’Empousa un vampire et/ou un succube.
Tour à tour vieille femme repoussante et jeune fille d’une beauté à couper le souffle, se changeant volontiers de l’un en l’autre, Empousa est en effet une séductrice qui subjugue les hommes pour les dévorer, quoique ce trait soit davantage l’apanage des « empousaï », catégorie de créatures pour ainsi dire « dérivées » du monstre (à l’instar des Lamia et des Mormolykeion).
Dans sa Vie d’Apollonios de Tyane (217-245), Philostrate raconte les mésaventures d’un certain Ménippe, disciple d’Apollonius, séduit par une femme rencontrée sur une route : « un fantôme lui apparut sous la figure d’une femme, qui lui prit la main, lui dit qu’elle l’aimait depuis longtemps, qu’elle était Phénicienne et demeurait dans un faubourg de Corinthe ». Lorsqu’il annonce son intention de l’épouser, son maître l’avertit : « Savez-vous, beau jeune homme, vous qui êtes courtisé par les belles dames, que vous réchauffez un serpent et qu’un serpent vous réchauffe ? ». Et montrant les objets précieux offert par la fiancée ornant la demeure : « il n’y a ici nulle réalité, tout n’est qu’apparence. Voulez-vous que je me fasse mieux comprendre ? La charmante épousée est une de ces « empuses », que le peuple appelle « Lamies » ou « Mormolyces ». Elles aiment beaucoup l’amour, mais plus encore la chair humaine : elles allèchent par la volupté ceux qu’elles veulent dévorer. ». Finalement l’or et l’argent disparaissent et « le fantôme finit par reconnaître qu’il était une empuse, qu’il avait voulu gorger Ménippe de plaisirs pour le dévorer ensuite, et qu’il avait coutume de se nourrir ainsi de beaux jeunes gens parce qu’ils ont le sang très frais. ».
La fin de l’histoire n’est pas connue, mais on imagine que Menippe a décidé d’annuler ses noces.
À défaut de représentation, Empousa bénéficie d’une parenté ou d’une postérité démoniaque. Le Testament de Salomon, un texte datant du 1er siècle de notre ère, racontant comment le roi Salomon a pu soumettre des démons au moyen d’un anneau magique pour les forcer à construire son Temple, cite et décrit une certaine Onoskélis, une démone « à patte d’âne » :
« Je demandai alors au démon s’il existe des démons femelles ; ayant répondu qu’il en existe, je voulus en voir. Et Beelzeboul étant parti, il m’a montré Onoskelis qui a une apparence très belle, et un port de femme de belle couleur, et des jambes de mulet. Et quand elle est venue à moi, je lui dis : « Dis-moi qui tu es ». Elle dit : « Je m’appelle Onoskelis, (je suis) un esprit incarné gîtant sur la terre ; j’ai les grottes comme demeure ; et j’ai un comportement varié. Parfois j’étrangle les hommes, parfois je les amène par des chemins détournés de la nature. La plupart de mes résidences sont des précipices, des grottes, des ravins. Souvent je m’unis aux hommes en leur faisant croire que je suis une femme, surtout à ceux qui sont un peu bruns, car ceux-ci sont nés sous la même étoile que moi, et parce qu’ils adorent mon étoile clandestinement et au grand jour ; et ils ne savent pas qu’ils se nuisent à eux-mêmes, et ils m’excitent à être encore plus mauvaise ; car ils veulent par le rappel à mon souvenir acquérir de l’or. Moi, j’en donne un peu à ceux qui m’adorent bien ». Alors je lui demandai d’où elle tire son origine. Elle dit : « D’une voix intempestive nommée écho du ciel, voix que le plomb émet, c’est dans cette matière que je suis née ». Alors je lui dis : « Sous quelle étoile tu passes ? » celle-ci dit : « Sous la pleine lune, car la plupart du temps je fais route sous la lune ». Moi je dis : « Quel est l’ange qui t’abolit ? » Elle dit : « Celui qui est en toi aussi, roi ». Et moi, comprenant sa raillerie, j’ordonnai à un soldat de la frapper. Elle dit alors en s’écriant : « Je te le dirai, roi, par la sagesse donnée à toi par Dieu ». Et ayant dit le nom de saint Israël, je lui ordonnai de filer le chanvre pour les cordes servant à la construction du temple de Dieu. Et l’ayant ainsi scellée et liée, elle fut vaincue (et condamnée) à filer le chanvre, jour et nuit. » (cité par Maria Patera : Figures grecques de l’épouvante de l’antiquité au présent, Bril, 2014)
Empousa sera également rapprochée des Onocentaures bibliques et surtout des Onoskelides, population de femmes aux pattes d’ânes, décrites par Lucien dans ses Verae Historiae, qui séduisent et enivrent les visiteurs avant de les dévorer. On retrouve également ce démon, ou cette catégorie de démons qui semble avoir eu un certain succès dans le monde byzantin, dans l’Histoire ecclésiastique de Sozomène qui affirme que Gérontios, évêque de Nicomédie, aurait été révoqué pour avoir rapporté sa rencontre avec une Onoskelis quadrupède dont il aurait coupé les cheveux et la tête. Par ailleurs, le pseudo-Psellos cite une classe de démons appelés Onoskeleis dans son traité De daemonibus.
Réputée apparaître à midi aux voyageurs isolés, en jaillissant des recoins obscurs pour les terrifier, Empousa sera tardivement assimilée au « démon de midi » évoqué dans les Psaumes : « Tu ne redouteras ni les terreurs de la nuit, ni la flèche qui vole durant le jour, ni la peste qui rôde dans les ténèbres, ni le fléau qui frappe en plein midi [daimonion mesembrinon] » (Psaume 91, versets 5-6, traduction Louis Segond). L’expression prendra à partir du 17e siècle le sens qu’on lui connaît aujourd’hui.
Melmothia, 2017.