Ce texte est constitué d’extraits du chapitre 10 de l’ouvrage Le Baphomet, Figure de l’ésotérisme templier & de la franc-maçonnerie, Spartakus FreeMann & Soror D.S, Hermésia, 2015.
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« Lucifer est le Grand-Maître secret de la franc-maçonnerie et il se livre aux pires horreurs dans la pénombre des arrières loges. Les francs-maçons adorent 44 435 633 démons et un horrible diablotin porte aux frères les convocations aux réunions maçonniques » – Leo Taxil, Le diable au XIXe siècle, numéro 1, novembre 1892.
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Le lundi de Pâques 1897, un parterre de journalistes et de représentants du clergé attend, dans une salle de la Société Géographique de Paris, la venue de Diana Vaughan, fiancée du diable et prêtresse repentie des arrière-loges maçonniques. Mais au lieu de la belle luciférienne, c’est Leo Taxil, qui monte sur l’estrade et avoue devant un public médusé être l’auteur de « la plus grande mystification des temps modernes ». Le discours qui s’ensuit, prononcé devant un auditoire au bord de l’émeute, marque le terme d’une imposture qui aura duré douze ans. Selon les mots de l’auteur : « ce poisson d’avril a été une gigantesque baleine ».
Léo Taxil, de son vrai nom Gabriel-Antoine Jogand-Pagès est né à Marseille en 1854. Après une éducation chez les jésuites qui lui suscite une aversion profonde envers la religion, il devient journaliste, adopte le pseudonyme de Léo Taxil et se spécialise dans l’anticléricalisme agressif, n’hésitant pas à diffamer et inventer pour les besoins de la cause […].
Fondateur de La Ligue anticléricale en 1881, qui comptera jusqu’à 4.000 membres, ainsi que de la revue et de la librairie du même nom, il multiplie des parutions diffamantes à l’encontre du clergé qu’il accuse notamment des pires déviances sexuelles. En 1879, il remporte un franc succès avec À bas la calotte qui se vend à près de 150 000 exemplaires (mais lui coûte un procès) […].
En février 1881, il rejoint les rangs de la Franc-Maçonnerie [1], dont il sera exclu quelques mois plus tard, pour des raisons qui restent confuses. Anecdote ou légende, il est rapporté que, durant sa réception, Léo Taxil aurait relevé une faute d’orthographe sur un panneau dans le temple. Sans hésiter, il aurait pris sa plume et écrit sur le crâne du cabinet de réflexion : « Le Grand Architecte de l’Univers est prié de corriger la faute d’orthographe qui se trouve dans l’inscription du 31e panneau à gauche ».
Jusqu’en 1885, Taxil parvient à faire son beurre en multipliant les ouvrages exécrant l’Église et les prêtres, mais la mode finit par lasser. Criblé de dettes, il doit fermer les portes de sa librairie. C’est alors qu’il est subitement « touché par la grâce » (il rapportera avoir trouvé son chemin de Damas en lisant la traduction du procès de Jeanne d’Arc et participera à la campagne en vue de sa béatification). Pour commencer, il désavoue ses écrits antérieurs par le biais d’une rétractation publique parue dans le numéro de la République anticléricale du 23 juillet 1885, effectue un pèlerinage à Rome et reçoit l’absolution de Léon XIII qui lève son excommunication. Ravie de compter désormais dans ses rangs un ex-libre-penseur, l’Église va jusqu’à payer ses dettes.
La ficelle est énorme, d’autant que Taxil ne change rien à sa formule. Mettant désormais sa plume au service des catholiques, il se lance dans l’écriture d’une série d’ouvrages antimaçonniques dans la même verve que dans ses œuvres anticléricales […]. Certains soupçonnent la supercherie, mais beaucoup de lecteurs se laissent convaincre, dont la fameuse Marie-Françoise Thérèse Martin, plus connue sous le nom de sainte Thérèse de Lisieux. Après avoir bouffé de la soutane pendant plusieurs années, Taxil devient donc l’enfant chéri de la presse catholique.
Pour farcir ses volumes, le journaliste n’a que l’embarras du choix. Né dans le sillage de la révolution un siècle plus tôt, l’anti-maçonnisme se voit régulièrement réactualisé dans les milieux catholiques et l’année précédant la « conversion » de Taxil, le pape Léon XIII a fulminé la bulle Humanum Genus dans laquelle on peut notamment lire : « Fière de ses précédents succès, la secte des francs-maçons lève insolemment la tête et son audace semble ne plus connaître aucune borne. Rattachés les uns aux autres par le lien d’une fédération criminelle et de leurs projets occultes, ses adeptes se prêtent un mutuel appui et se provoquent entre eux à oser et à faire le mal » [2].
Pour plus de réalisme, Taxil va mêler des éléments extraits de vrais rituels maçonniques avec des inventions nourries des fantasmes typiques de son époque. Dans un premier temps, les accusations demeurent relativement classiques. Le diable y joue certes un rôle, mais de second plan […] C’est le roman Là-bas de Joris-Karl Huysmans, paru en 1891, qui incitera Taxil à faire tourner entièrement sa mystification autour du satanisme. Sous le pseudonyme d’Adolphe Ricoux, il signe L’Existence des loges de femmes en 1891, ouvrage qui inaugure la doctrine du Palladisme : « Albert Pike a réformé l’ancien rite Palladique et lui a donné le caractère luciférien dans toute sa brutalité. Le Palladisme, pour lui, est une sélection : il laisse aux Loges ordinaires les adeptes qui se bornent au matérialisme ou qui invoquent le Grand Architecte sans oser lui donner son vrai nom ; et il groupe sous le titre de Chevaliers et de Maîtresses Templières, les fanatiques que le patronage direct de Lucifer ne fait pas frémir » […].
Si le succès est d’ores et déjà au rendez-vous, c’est par le biais d’un feuilleton, un genre très populaire à l’époque, que Taxil va parfaire sa mystification. Pour cela, il recrute Charles Hacks, un ancien camarade d’école. Le Diable au XIXe siècle, signé du pseudonyme du « Dr Bataille », paraît sous forme de périodique à partir de novembre 1892 ; il tiendra le public en haleine jusqu’en décembre 1894. En tout, près de 2000 pages qui permettront aux lecteurs de suivre les aventures d’une certaine Diana Vaughan, prêtresse transfuge du Palladium, une société censée se livrer à la débauche, au meurtre rituel et à l’adoration de Baphomet […].
Ainsi que le rapportent Jean André Faucher et Achille Ricker dans leur Histoire de la Franc-maçonnerie : « Dès lors, les prétendues révélations se succèdent. Le public, effaré et effrayé apprend que le Diable converse tous les vendredis à trois heures avec le général américain Pike, chef universel de la Maçonnerie. La farce est grosse et cependant l’Église s’y laisse prendre […]. On voit alors le Diable se déguiser en crocodile pour jouer du piano chez les francs-maçons. Deux Jésuites, le Père Grüber et le Père Portalié dénoncent l’imposture, mais ils ne sont pas entendus et les ouvrages de Taxil sont traduits en anglais, en italien, en espagnol, en allemand » [3].
Pike, mort en 1891, ne pourra pas se défendre de ces accusations. Quant à Diana Vaughan, dont on annonce régulièrement d’imminentes conférences publiques, elle tarde à se montrer, au point que le doute commence tout de même à s’installer chez certains lecteurs.
En guise de réponse, en juin 1895, il est annoncé que Diana Vaughan se retire dans un couvent. Pierret, son éditeur, est chargé de transmettre à La Croix une somme de 300 francs destinée à l’envoi à Lourdes de pèlerins pauvres auxquels la jeune femme demande de prier pour elle […]. Quelques mois plus tard, Abel Clarin de La Rive, un auteur antimaçonnique qui avait commencé par croire à l’authenticité des révélations du Dr Bataille, débuta une enquête approfondie. Sur le point d’être démasqué, Taxil convoqua la presse, sous prétexte de présenter enfin au public la véritable Diana Vaughan.
Devant un audience abasourdie, il déclara que ses révélations n’étaient qu’une « aimable plaisanterie » destinée à ridiculiser la crédulité des catholiques. Et Massimo Introvigne de conclure : « L’affaire fait grand bruit, car le Pape lui-même avait reçu Taxil ; on en rit, on s’énerve et finalement on l’oublie » [4].
Ce qui n’est pas tout à fait vrai, car les révélations de Taxil laissèrent en état de choc un public tenu douze ans en haleine au point que, si l’auteur lui-même n’a plus fait parler de lui (il terminera sa carrière comme correcteur à l’imprimerie de Sceaux), certains refusèrent de croire à l’imposture et les spéculations continuèrent. Ainsi que l’écrit Marianne Closson : « On ne sait quelle était la proportion de ces « menteurs sincères » parmi les collaborateurs de Léo Taxil quand il lança Le Diable au XIXe siècle, mais à coup sûr Huysmans appartenait à cette catégorie. En effet, c’est en constatant le succès de Là-bas que Taxil dit avoir eu l’idée de lancer une revue sur la franc-maçonnerie satanique. Pour marquer sa dette, il n’hésita pas à reprendre l’appellation de « Réthéurgistes Optimates » inventée par Huysmans pour désigner la secte luciférienne dans son roman. Loin de s’en étonner, l’écrivain ne fut que davantage convaincu, et il alla même dans un premier temps jusqu’à refuser de croire, après les aveux de Léa Taxil, qu’il ne s’agissait que d’une mystification » [5].
Entre temps, Taxil aura également fait des émules qui ajoutent le Baphomet à leur arsenal antimaçonnique. […]. Bien entendu, pour les adeptes des théories du complot, qui ne supportent aucune réfutation, les aveux de Léo Taxil sont en eux-mêmes une « preuve ». En 1911, on pouvait, par exemple, lire dans le Manuel de sociologie catholique de l’abbé Albéric Billot […] : « Or, l’élément commun en question, celui qui se retrouve également chez les Gnostiques, chez les Manichéens, chez les Albigeois et chez les Templiers, c’est le culte du mal pratiqué à différents degrés et sous différentes formes par tous ces sectaires de la pire espèce, soit dans le genre sacrilège soit dans le genre orgiaque, à la faveur de réunions secrètes […]. En résumé, il n’est guère contestable qu’il n’y ait encore aujourd’hui une véritable religion du mal organisée, et cette religion, c’est le maçonnisme ; son église, c’est la Franc-Maçonnerie, son Dieu, c’est le même que les ophites (gnostiques très avancés) adoraient sous la forme du serpent et que les Templiers adoraient sous la figure du Baphomet. En un mot, c’est Satan lui-même ». Et l’auteur de conclure : « Si l’on connaissait exactement les dessous maçonniques de la fameuse affaire « Diana Vaughan », montée naguère par Léo Taxil et le Dr Bataille, on trouverait à coup sûr dans cette vaste supercherie la preuve même de ce qu’elle eut pour but de cacher » [6].
De nos jours, le canular de Taxil, bien que largement connu, poursuit toujours confortablement sa carrière dans les théories du complot.
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Notes :
[1] Leo Taxil est reçu franc-maçon le 21 février 1881 dans la loge « Le Temple des amis de l’honneur français ». Il est initié au « Temple Rouge », 16 rue Cadet, à Paris.
[2] Humanum genus, lettre encyclique de S. S. Le pape Léon XIII condamnant le relativisme philosophique et moral de la franc-maçonnerie, le 20 avril 1884.
[3] Jean André Faucher, Achille Ricker, Histoire de la Franc-maçonnerie en France, Nouvelles éditions latines, 1968.
[4] Massimo Introvigne, « Diana Redux : ‘L’Affaire Diana Vaughan – Léo Taxil au scanner’ par Athirsata », 2010, CESNUR : http://www.cesnur.org/
[5] Marianne Closson, « Le diable au XIXe siècle de Léo Taxil », Fictions du diable : Littérature et démonologie de saint Augustin à Léo Taxil, Collectif (Françoise Lavocat, Pierre Kapitaniak, Marianne Closson), Droz, 2007.
[6] Albéric Belliot, Manuel de sociologie catholique : histoire, théorie, pratique, Lethielleux, 1911