En France, au moyen âge, on l’appelle la Mesnie Hellequin. Si mesnie est un mot d’ancien français qui signifie « famille, maisonnée », le terme Hellequin, lui, donne toujours du fil à retordre au historiens qui lui ont accolé toutes les étymologies probables et improbables, depuis Charles Quint au comte Hernequin ou à Erlenkoenig, le roi des aunes. Par la suite, la chasse fantôme prendra beaucoup d’autres noms, quasiment un par région : Chasse gallerie, Grande chasse Chasse Arthur, Mesnie Furieuse, Hoste d’Hellequin, Chasse Macchabée, Chasse briguet, etc.
Le mythe emprunte à des traditions païennes, notamment aux légendes germaniques. Là-bas, c’est Odin qui conduit les festivités. Les frères Grimm populariseront cette chasse sous le nom de Wutendes Heer (l’Armée Furieuse). Accompagnée d’une meute de chiens hurlants et composée de Berserkr et d’Ulfhednar, la troupe d’Odin traverse les forêts certaines nuits de pleine lune, récupérant les âmes des guerriers et occasionnant quelques ravages au passage.
Relue au filtre du christianisme et dans les récits médiévaux, la cohorte des chasseurs maudits traverse le ciel en faisant un vacarme de fanfare. Elle dérange les arbres et les animaux, massacre les humains et s’en va avec leur âme sous le bras.
Traditionnellement, elle est pilotée par ce fameux Hellequin ou par le damné local, noble ayant étranglé son épouse pendant la nuit de noces, seigneur ayant occis ses vassaux ou coupé en tranches quelque pèlerin. Parfois, c’est un criminel fameux, parfois le diable lui-même qui conduit les troupes. Ces âmes, que le christianisme envoie au purgatoire ou en enfer, sont condamnées à errer ainsi jusqu’au jugement dernier en quête d’innocents à trucider et convertir à la sarabande.
Mais pourquoi gambadent-ils ainsi ? Eh bien toute la question est là. Si l’on en croit Bertrand Hell, c’est la faute du sang noir, ce sang trop chaud, trop riche et trop près des viscères, poison pour l’âme [1]. À l’opposé de la viande « propre », sans trop d’hémoglobine, cuite et accompagnée de haricots sautés au beurre, le sang noir parfois bu à même la dépouille, à la fois fluide réel et métaphore du goût pour la chasse, peut provoquer une ivresse irréversible, ensauvager l’homme qui le goûte.
Car dans le christianisme comme dans l’Antiquité, on peut pêcher par hybris, c’est-à-dire par excès, emporté par ses passions. Dans les rangs de la Chasse Sauvage, on trouve donc des chasseurs damnés pour avoir trop aimé le sang, puis par assimilation des criminels, des luxurieux et toute une ribambelle de pauvres hères ayant transgressé un interdit, de préférence en forêt. Les historiens ne précisent pas si la malédiction concerne les crétins de touristes qui jettent leurs papiers gras dans les sous-bois — la tête séparée du corps, vous dites ? Oh, alors ce doit être Hellequin.
Le terme connaîtra une fortune inattendue à la renaissance. Tandis que la France oublie jusqu’au sens même du mot à partir du 14e, voilà notre damné qui se transporte en Italie pour nous revenir deux siècles plus tard sous le masque de l’Arlequin de la Commedia dell’Arte. C’est d’abord à Dante qu’on doit cette métamorphose, parmi une longue liste de démons dans son Enfer, il introduit un certain Alichino. Le personnage est ensuite récupéré par d’autres auteurs qui le cuisinent à leur propre sauce, ou plutôt qui le « farcissent ».
À la fin du 16e siècle, on le retrouve ainsi : « dans les Scenari de Flaminio Scala, où, en compagnie de Pedrolino (Pierrot), il tient l’emploi des Zanni (valets de comédie). À côté des Zanni nous voyons aussi figurer Pantalone et le capitaine Spavento ; chacun de ces personnages a déjà le costume, le langage et le caractère qu’il conservera durant tout le 17e siècle. Arlecchino, valet sot et peureux, porte le masque comme la plupart des types de la Commedia dell’Arte ; son costume, composé de loques de toute nature, de toute couleur et de toute dimension, cousues entre elles sans ordre, n’a pas encore la régularité de bigarrures que nous lui connaissons aujourd’hui ; ce n’est encore que le vêtement d’un misérable paysan bergamasque, dont on tourne en ridicule le langage et la balourdise » [2].
Récupéré et transformé par la farce italienne, le diabolique Hellequin, maître de la chasse fantôme, ne conservera de son passé de damné qu’une corne pointant au-dessus du masque noir, trahissant pour qui sait regarder son origine diabolique.
Melmothia, 2007
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Notes :
[1] Bertrand Hell, Le Sang Noir, chasse et mythe du sauvage en Europe, Flammarion, 2001
[2] « La Mesnie Hellequin », G. Renaud, sur le site Imago Mundi.