En 1728 un philosophe du nom de Ranft rédige un ouvrage intitulé De masticatione mortuorum in tumulis pour répondre à cette question fondamentale : les morts mâchent-ils en faisant du bruit avec la bouche, et si oui, faut-il s’en inquiéter ?
Voilà pour la grande interrogation de notre philosophe. En ce qui me concerne, ce serait plutôt « pourquoi les chaussettes vont toujours par trois ? », Ranft et ses contemporains non, eux se demandent si les morts mâchouillent en faisant scrountch-scrountch ou plutôt crouitch-crouitch.
Il faut dire que trois ans plus tôt, un certain Plogojovitz a été déterré en grande pompe, pour être exécuté, puis réinhumé dans un village de Hongrie. Non que la pratique soit très originale, en Europe de l’Est, on n’est jamais vraiment sûr que les morts sont vraiment morts, que tonton Boris ou cousin Vladimir ne va pas revenir vous grignoter la jugulaire, mais cette fois l’histoire et quelques autres débordent à l’Ouest, provoquant des émois dans les salons.
Oui, messieurs-dames, c’est de vampires dont il s’agit, et si nos philosophes se questionnent fébrilement sur le régime alimentaire des Maccabées c’est qu’ils les soupçonnent de n’avoir pas l’intention de s’arrêter au linceul.
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Des cas de mastication et de revenants boulimiques sont rapportés depuis le Moyen Âge, mais jusque-là personne ne s’en inquiète outre mesure. Quelques années plus tôt, on leur a même trouvé un nom, on les appelle des « oupires ». Le jésuite Gabriel Rzaczynski rapporte en 1721 :
« J’ai souvent entendu dire par des témoins dignes de foi que l’on a trouvé des cadavres qui sont non seulement restés longtemps incorrompus, souples et rouges, mais aussi qui remuaient la bouche, la langue et les yeux, qui avaient avalé leur linceul et même dévoré des parties de leur propre corps. Entre-temps s’est répandue la nouvelle d’un tel cadavre qui est sorti de son tumulus, a erré par les carrefours et devant les maisons, se montrant tantôt à celui-ci, tantôt à celui-là, attaquant plus d’un pour l’étrangler. S’il s’agit du cadavre d’un homme, les gens le nomment upier, de celui d’une femme, upierzyca. » (1)
On vit plutôt bien avec ces histoires jusqu’au premier rapport officiel rapportant un cas de mâcheur de linceul rédigé par un officier impérial autrichien du district de Gradiska. Le témoin semble digne de foi. Dès lors, les imaginations s’enflamment et des philosophes comme Ranft s’intéressent au phénomène. Plus tard, la rumeur empruntera la plume du Marquis d’Argens, transitera par le Mercure de France (articles de mai 1732) pour exploser chez Dom Calmet, l’homme qui voyait des vampires partout (2).
Partant du rapport officiel de l’administration autrichienne concernant le cas Plogojovitz, Ranft commence par s’essayer à la rhétorique acrobatique, oscillant douloureusement entre science et Église. On savait déjà que les saints ne pourrissaient pas toujours, mais que le phénomène touche les morts malfaisants est plutôt inédit et fort embêtant. En dehors de l’aspect pratique (ou « comment décrocher tonton Boris de sa jugulaire »), ces histoires posent en effet un problème théologique. Pourquoi Dieu organise-t-il ce genre de killer party pour le moins glauque ? Et si ce n’est pas Dieu, c’est donc le Diable. Dans ce cas, pourquoi le gentil Bon Dieu lui accorde-t-il une telle puissance ? Et puis, d’ailleurs, où vont les âmes? Etc. Paradoxe que Voltaire commentera ultérieurement en ces termes dans son Dictionnaire philosophique : « Les chrétiens d’Occident considéraient ces corps comme un signe de béatitude tandis que pour les chrétiens d’Orient, il s’agissait d’un signe de damnation ».
Une partie de l’ouvrage de Ranft va donc consister en une dialectique funambulique visant à ménager la chèvre et le chou ou à trucider les deux – ce n’est pas très clair. L’auteur s’embrouille à argumenter pour la magie naturelle et contre la superstition, pour Luther et contre le pape, pour Paracelse et contre les choux de Bruxelles, pour les vrais miracles et contre les faux, et enfin contre son prédécesseur Rohr qui affirmait que des démons possédaient les cadavres.
Les commentateurs s’entêtent à y voir une démarche scientifique. Or, s’il est vrai que Ranft s’efforce de trier les données, enterrements prématurés d’un côté, phénomènes surnaturels de l’autre, la rigueur de son étude est pour le moins discutable. Entre deux références culturelles aux striges, lamies, démon Azazel, auteurs antiques et serpents carnivores, Ranft intercale des tranches de Plogojovitz et les questions théologiques en découlant. L’ensemble laisse un goût de patchwork rhétorique hésitant. D’après Ranft, si les morts peuvent ennuyer les vivants, ils le font à distance. En aucun cas, ils ne peuvent apparaître sous une forme tangible sans permission divine. Quant au Diable, il n’a ni l’autorisation ni le pouvoir nécessaire pour pénétrer dans le corps des défunts.
Si certaines causes naturelles de non-putréfaction sont évoquées, les faits, eux, ne sont jamais remis en cause :
« Tous les rapports sur les mastications concordent, nous dit Ranft, les morts mâchent avec leurs dents, dans les tombeaux, avec un bruit aussi puissant que celui des porcs […] Dans les chroniques et récits, les auteurs ne tarissent pas sur cette espèce de sons et de voix qu’ils racontent avoir entendus dans les cimetières, dans les sépulcres et dans les monuments funéraires ».
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Concernant Plogojovitz :
« Après donc qu’on ait exhumé le cadavre, on trouva que son corps n’exhalait aucune mauvaise odeur, qu’il était entier et comme vivant, à l’exception du bout du nez qui paraissait un peu flétri et desséché. Que ses cheveux et sa barbe étaient crus, et qu’à la place de ses ongles qui étaient tombés, il en était venu de nouveaux ; que sous sa première peau, qui paraissait comme morte et blanchâtre, il en paraissait une nouvelle saine et de couleur naturelle, ses pieds et mains étaient aussi entiers qu’on les pouvait souhaiter dans un homme bien vivant. Ils remarquèrent aussi dans sa bouche du sang tout frais, dans l’indignation où se trouvaient tous les assistants, on envoya aussitôt chercher un pieu bien pointu, qu’ils enfoncèrent dans la poitrine du vampire, d’où il sortit quantité de sang frais et vermeil, de même que par le nez et la bouche. Après cela les paysans mirent le corps sur un bûcher, et le réduisirent en cendres »
Voilà du bien appétissant, mais à la sortie de ces descriptions, théories et tergiversations, on n’est guère plus savant. Les morts mâchent parce qu’ils ne sont pas en paix sera la conclusion du traité.
L’ouvrage connaît un franc succès et concourt avec d’autres à fournir une forme de légitimité aux rumeurs & déclenchant une véritable psychose collective en Europe de l’Ouest. Durant un temps, on voit des revenants partout, on déterre les morts pour vérifier qu’ils le sont bien & on tend l’oreille pour vérifier qu’ils ne mastiquent pas trop fort.
Ce qu’on a appelé « l’épidémie vampirique » durera jusqu’en 1750, date à laquelle si les morts continuent de mâcher, ça inquiète désormais moins les vivants. Sans doute qu’ils ont d’autres préoccupations ou qu’ils se sont habitués à écouter les morts faire scrountch-scrountch et crouitch-crouitch durant la nuit.
De la Mastication des morts dans leurs tombeaux, Michaël Raft. Melmothia 2007
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Notes :
(1) G. Rzaczynski, « Historia naturalis curiosa regni Poloniae », Sandomir, 1721, p. 365, cité par Lecouteux, La mort et ses représentations dans l’Europe du Nord, Cahiers Slaves N°3, 2001, sur le site de l’Université de la Sorbonne.
(2) Traité sur les apparitions des anges, des démons et des esprits et sur les revenants, et vampires de Hongrie, de Bohème, de Moravie et de Silésie, Dom Augustin Calmet, 1751.