Préambule
Une sorcière qui m’est chère me fit l’autre jour la réflexion suivante : « De toute manière, Pan n’est pas vraiment un dieu, puisqu’il est mort. » et profitant de ce que je m’étranglais avec ma tisane elle ajouta, avec un regain de nonchalance sadique à mon endroit : « non vraiment, le priapique, il pisse pas loin ». Vous comprendrez aisément qu’une telle sentence appelait une réponse. Je l’ai laissé mûrir le temps nécessaire, et vous la livre en l’état.
Pan : aux sources de la vie
Il était principalement honoré en Arcadie, pays de montagnes, où il rendait des oracles. On lui offrait en sacrifice du miel et du lait de chèvre. On brûlait pour lui du mastic, résine proche de l’oliban, et des aiguilles de pin. On célébrait en son honneur les Lupercales, fêtes qui, par la suite, se répandirent en Italie. Mais que sait-on réellement de sa naissance, sa vie, ou sa mort ? À vrai dire pas grand-chose. Ses origines demeurent incertaines, comme celles de beaucoup de dieux. D’après un hymne homérique, il serait le fils d’Hermès et d’une nymphe arcadienne, mais selon les histoires, on le retrouve Fils d’Hermès et d’Amalthée, la chèvre nourricière de Zeus, ou pour d’autres fils de Jupiter et de la nymphe Thymbris, de Jupiter et de la nymphe Calisto, de Pénélope et de tous les prétendants au trône d’Ithaque, ou peut-être de l’Air et d’une Néréide, ou enfin du Ciel et de la Terre. D’autres encore l’appelaient simplement le « Sans-père ». Toutes ces origines renvoient à autant de divinités locales, de légendes , mais aussi aux multiples pouvoirs et attributs que la croyance populaire prêtait à cette divinité. Il est considéré à ses débuts comme le dieu des bergers, puis de la fertilité, puis il représente l’aspect sauvage de la nature créatrice et indomptable. Il devient peu à peu l’incarnation du Tout, au sens littéral de son nom, qui marque l’étendue de son domaine, donc de son pouvoir. Les stoïciens l’identifieront même à Zeus –Cosmos, le représentant alors avec une peau de chèvre nouée sur le ventre, sur laquelle est dessinée la voûte céleste. C’est vous dire si le petit berger avait pris du galon.
Forme et attributs
C’était plutôt mal parti. Sa forme est celle d’un satyre, c’est à dire des cuisses et jambes de bouc, plutôt laid, cornu, avec les cheveux et la barbe en broussaille. La légende rapporte que lorsque Hermès (un de ses pères supposés) l’amena sur Olympe, son physique ingrat suscita le rejet et les moqueries des autres dieux. Depuis, Pan préfère le monde des mortels, dont il goûte toutes les joies. Ses attributs physiques sont le rameau de pin, la houlette de berger, et bien sûr la flûte qui porte son nom. Ses conquêtes sexuelles sont innombrables, il égalerait presque Zeus. Car c’est bien le monde d’en bas et ses pulsions que symbolisent les jambes de bouc. Voyons donc ce qu’il sait faire. Il est capable d’un cri terrible qui déclenche une peur Panique chez ses adversaires, notamment lorsqu’on le tire d’une des siestes qu’il aime tant. Soufflant dans une conque, c’est même lui qui aurait mis les titans en déroute lors de leur affrontement avec les dieux. On lui attribue aussi, sur le plan militaire, le fait de diviser une armée en aile droite et aile gauche (stratégie dite des cornes), capable de briser les lignes ennemies. Son savoir ne se limite pas à créer le chaos. Pan est, avec Dionysos le seul dieu grec qui danse. Ce n’est pas Zeus, ni Persephone, que l’on imaginerait gambadant dans les collines. Au delà de la notion de plaisir, attardons nous sur cette activité. « Je ne puis concevoir un Dieu qui ne saurait danser » affirme Nietzsche dans Le gai savoir. Il évoque la mesure comme un principe d’ordre, une contrainte que les Grecs ont parfaitement connue et qu’ils ont magnifiée dans leur manière de se déplacer en dansant: dès lors, il existe pour Nietzsche un lien entre mesure rythmique et mesure éthique; cette idée sera d’ailleurs reprise et amplifiée dans le paragraphe 84, où le rythme sera défini comme contrainte, et la danse, comme le moyen le plus efficace, chez les Grecs du moins, pour soulager les passions les plus violentes et rétablir la mesure, restaurer l’ordre, retrouver l’harmonie. Ainsi Pan n’est plus le fainéant brouillon, farceur et obsédé auquel on a voulu le limiter. Ce dieu auto exilé de l’Olympe produit à sa guise la danse et le cri, la grâce ou la panique, l’ordre ou le chaos. Cette forme particulière d’ananke n’est pas sans nous rappeler la danse de Kâli, en cette Inde lointaine qu’il explora avec Dionysos (encore lui) [1]. Avec ce dernier et Demeter il forme la trinité des dieux du monde du milieu, la trinité de ce qui naît, croît et meurt : le blé, la vigne, et les hommes. Car Pan se distingue enfin par son rire, c’est ce qu’il a de profondément humain :
« il matérialiserait la complexité de la psyché humaine : son aspect à la fois animal, humain et divin peut recouper la partition freudienne en différentes instances, Ça, Moi et Surmoi. En déformant les traits du visage, le rire panique rabaisse d’abord l’homme vers l’animal. De fait, historiquement, le rire a longtemps été tenu en suspicion : on l’oppose à la sagesse et, au Moyen Age, il est un attribut satanique, qui entre en conjonction avec le bouc et la luxure. D’un côté, Pan incarne donc la part de la chair et des pulsions animales présentes en l’homme, et qu’il s’agit de combattre. Mais son rire exprime aussi la célébration des puissances vitales, exaltant la joie de vivre, l’énergie et la fécondité. Freud a souligné la fonction libératrice du rire, son rôle thérapeutique dans la conjuration des peurs et des fantasmes. Par sa dimension cosmique et démiurgique, le rire de Pan offre une voie vers un haut savoir ; il s’apparente à l’extase gnostique et se charge d’une valeur pédagogique. Médiateur entre animalité et spiritualité, il porte en lui la dualité de Pan, qui est à l’image de la nature humaine. » – Christine Kossaifi, Le rire de Pan : entre mythe et psychanalyse.
Ce Dieu des hommes, amoureux de la Terre plus qu’aucun autre dieu, nous enseigne la transcendance. Pan doit donc mourir, comme les feuilles, les arbres, et les hommes. Mourir comme tout ce qui vit selon les lois de la nature. Seul dans tout le panthéon grec, le grand Dieu universel de la nature est assez extraordinaire pour apprendre à mourir. Pas mal pour un gardien de chèvres.
Le grand Pan est mort
Voici ce que nous en rapporte Plutarque :
« Le soir, comme on se trouvait près des îles Échinades, le vent soudain tomba et le navire fut entraîné par les flots dans les parages de Paxos. La plupart des gens à bord étaient éveillés et beaucoup continuaient à boire après le repas. Soudain, une voix se fit entendre qui, de l’île de Paxos, appelait à grands cris Thamous. On s’étonna. Ce Thamous était un pilote égyptien et peu de passagers le connaissaient par son nom. Il s’entendit nommer ainsi deux fois sans rien dire, puis, la troisième fois, il répondit à celui qui l’appelait, et celui-ci, alors, enflant la voix, lui dit : “ Quand tu seras à la hauteur de Palodès, annonce que le grand Pan est mort ”.
En entendant cela, (…), tous furent glacés d’effroi. Comme ils se consultaient entre eux pour savoir s’il valait mieux obéir à cet ordre ou ne pas s’en inquiéter et le négliger, Thamous décida que, si le vent soufflait, il passerait le long du rivage sans rien dire, mais que, s’il n’y avait pas de vent et si le calme régnait à l’endroit indiqué, il répéterait ce qu’il avait entendu. Or, lorsqu’on arriva à la hauteur de Palodès, il n’y avait pas un souffle d’air, pas une vague. Alors Thamous, placé à la poupe et tourné vers la terre, dit, suivant les paroles entendues : “Le grand Pan est mort”. A peine avait-il fini qu’un grand sanglot s’éleva, poussé non pas par une, mais par beaucoup de personnes, et mêlé de cris de surprise.
Comme cette scène avait eu un grand nombre de témoins, le bruit s’en répandit bientôt à Rome, et Thamous fut mandé par Tibère César. Tibère ajouta foi à son récit, au point de s’informer et de faire des recherches au sujet de ce Pan. Les philologues de son entourage, qui étaient nombreux, portèrent leurs conjectures sur le fils d’Hermès et de Pénélope». – Plutarque , Sur la disparition des oracles, Dialogues Pythiques.
On interprète généralement ce passage comme la chute du paganisme antique, Pan est mort et un monde s’écroule… Les nymphes disparaissent, comme les ondines, les muses et les néréides. Pan est mort, et le sexe sera pêché. Pan est mort, et son rire sera sacrilège. Pan est vaincu, enfin vaincu, et ses cornes seront la marque éternelle de « l’Adversaire ». Cette mort inconcevable peut aussi être interprétée comme une symbolisation du cycle des saisons, le passage du Printemps-Eté à l’Automne-Hiver. Quoi qu’il en soit, seul Pan fut capable d’accomplir une telle prouesse.
Mais en fut-il vraiment capable ? Sa mort ne fut jamais que rapportée. Nul témoin, jamais, ne vit pareille scène. La nouvelle fut amenée par un souffle. La plus grande farce de Pan, pourrait-on dire, est d’avoir fait croire à sa mort. On reconnaît le bonheur, disent les poètes, au bruit qu’il fait quand il s’en va. Le retrouver a un prix. C’est le cri que poussera Pan si on le réveille, cette irruption de folie dans nos consciences, celle que Machen décrit à la vision du « Tout » dans Le Grand Dieu Pan. C’est se reconnecter à la part libre et sauvage intacte en chacun de nous.
Peut-être qu’un jour Pan est mort, mais plaise à lui, il bande encore !
Le Renart, 2010.
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Note :
[1] Pan enseigne la transcendance par trois voies: le rire, l’extase et la mort. Les trois sont inhérentes à sa danse sauvage. Si l’on se réfère à ce qu’en disait Nietzsches, dans la trilogie ci évoquée, je dirai que c’est la mort, où l’idée de mort, qui joue ce rôle de rythme, dans la mesure où elle est un décompte du temps qui nous reste pour exprimer nos passions, ce qui est une relecture de la vieille opposition eros/thanatos. En tant que représentant de la pulsion de vie et de ses composantes, Pan devait, selon les principes prophylactiques de la théologie grecque, intégrer la mort à ses composantes. Mais ce qui est plus intéressant, c’est que le rire comme l’extase on été assimilées à des « petites morts » et tenues en haute suspicion, notamment par les religions du livre. Ce qui démontre bien au delà de la pensée grecque, l’imbrication complexe de ces trois pulsions primaires. Je crois que c’est cette complexité même qui est l’essence de l’âme humaine.