Dans notre imaginaire moderne, le kraken se présente comme un poulpe – un très gros poulpe, mais à l’origine de la légende qui se tisse dans la Scandinavie médiévale se trouve une créature défiant toute identification. Au mieux, les récits présentent le kraken comme un poisson ou un crustacé qui en émergeant, fait chavirer les navires, puis les entraîne dans les profondeurs lorsqu’il replonge, à cause des énormes tourbillons générés par sa masse. Son nom norvégien, sciu-crak, signifie d’ailleurs « crabe de mer ». Francesco Negri, un prêtre italien qui visita la Scandinavie à la fin du XVIIe siècle, le dépeint ainsi :
« On nomme sciu-crak, un poisson démesuré, de figure plate et ronde, pourvu de nombreuses cornes ou bras à ses extrémités ; au moyen de ces cornes, dressées de toutes parts, il enserre les petits esquifs des pêcheurs et tente de les submerger ».
Plus souvent, il est décrit comme « une île flottante » mesurant plus d’un kilomètre de pourtour au point que certains marins ont débarqué sur le dos de l’animal, pensant se trouver sur la terre ferme, et que l’évêque danois Pontoppidan, dans son Histoire naturelle de Norvège, en arrive à cet avertissement étonnant : « Les îles flottantes sont toujours des Krakens ».
Ce n’est qu’au 19e siècle que les naturalistes, après avoir hésité entre crustacé, étoile de mer, poisson, méduse ou baleine, décideront que le kraken est un céphalopode en l’assimilant à une autre créature que l’on a longtemps tenue pour légendaire : le calamar géant. Jusque là, les récits de marins relatant l’existence de céphalopodes gigantesques laissaient indifférents les hommes de sciences qui n’y voient que racontars et superstitions. Il faudra attendre 1861, lorsque le navire français Alecton se retrouve au large de Ténérife, aux prises avec un calamar de 5 mètres de long, pour que l’existence de ces géants soit enfin prise au sérieux. Durant les deux siècles suivants, on va collectionner les carcasses échouées ou flottantes au gré des courants. Le seul matériel disponible, car personne ou presque n’a croisé de spécimen vivant d’Architeuthis dux. Parmi les dizaines d’expéditions lancées à sa poursuite, la plupart sont rentrées bredouilles. Ce n’est qu’en 2004 qu’un zoologue japonais, Tsunemi Kubodera, ramène la première photo sous-marine d’un calamar géant.
De cet animal, on sait qu’il peut atteindre une longueur de plus de 20m, car il a la particularité de continuer à grandir tout au long de son existence. On sait également qu’il en existe deux espèces. La première plutôt trapue, l’autre plus allongée et présentant deux longs tentacules pouvant atteindre la moitié de sa taille et dont les ventouses sont garnies de crochets. Enfin, on suppose que son seul prédateur est le cachalot, un mammifère marin de 30 tonnes qui, contrairement aux équipes de recherche, n’hésite pas à plonger à 2000 mètres de fond pour capturer son repas.
Dès lors que l’on s’est assuré que les calamars géants existaient bel et bien, il sera vite fait de décider que la légende du kraken a dû naître de cette curiosité naturelle. Or, le contraire peut aussi être tout à fait vrai. Les récits scandinaves incitant à la recherche d’animaux marins de grande taille, dans le but de découvrir un substrat scientifique permettant de rationaliser la légende. De légende typiquement scandinave, le kraken céphalopode s’universalise. On le croise désormais dans les romans, les ballades (dont la plus connue est celle de Lord Tennyson, « The Kraken », 1830) et même sur des timbres Canadiens. Il sera le calamar géant du roman Moby Dick de Melville, le monstre marin des Travailleurs de la mer de Victor Hugo. Et, bien entendu, celui de 20 000 lieux sous les mers, de Jules Vernes.
Décider que le mythique kraken est un céphalopode contente décidément tout le monde. Les scientifiques qui ont l’impression d’avoir résolu l’énigme et le reste de l’humanité qui peut trembler d’effroi. Car l’allure du calamar satisfait à un critère bien particulier : elle nous terrifie. Informe, visqueux, muni d’appendices grouillants comme de la vermine, il est le monstre par excellence, qui, à l’instar des araignées, incarne un autre règne, étranger et hostile à l’humain. Voilà comment Melville le décrit, dans Moby Dick :
« Nous vîmes alors le plus merveilleux phénomène que les mers secrètes avaient jusqu’à présent révélé à l’homme. Une vaste masse pulpeuse de couleur crème, longue et large de plusieurs centaines de mètres, flottait sur l’eau. D’innombrables bras longs rayonnaient de son centre et se levaient et se tordaient comme un nid de serpents, semblant vouloir happer à l’aveuglette tout ce qui pouvait se présenter à leur portée. Cette masse n’avait ni figure ni front ; aucun indice de sensation ou d’instinct ne se manifestait en elle ; elle ondulait là, sur les flots, apparition d’une vie surnaturelle, née du hasard, et informe ».
Comme nombre de monstres mythiques symbolisant le chaos, masses indistinctes et agressives qui semblent n’avoir ni corps ni visage, il habite les profondeurs de l’océan. Et s’il se situe ainsi, aux sources de la vie, c’est que sa monstruosité est liée à un défaut de nature. Sa silhouette et son comportement sont « contre nature ». Le romancier Lovecraft, lui-même terrifié par les profondeurs insondables, ne s’y trompe pas en inventant le désormais célèbre Cthulhu et en dotant de tentacules les habitants dégénérés d’Innsmouth, cité maudite dans laquelle les humains ont commencé à se mêler aux poissons, donnant lieu à une espèce hybride, un affreux mélange jetant le monde sens dessus dessous.
Melmothia, 2009.