Paru en 1998 aux éditions Feral House, Lords of Chaos: The Bloody Rise of The Satanic Metal Underground par Michael Moynihan et Diderik Søderlind a été traduit en 2005 par Sylvia Rochonnat sous le titre Black metal satanique: les seigneurs du chaos et publié chez Camion Blanc.
Dès le premier chapitre, force est de constater que Moynihan et Soderlind sont des auteurs atteints, comme beaucoup d’autres, par la manie de la filiation patchwork, une figure de style qui donne l’impression de se retrouver à une cérémonie des Césars. Une partie de l’ouvrage est ainsi consacrée aux racines du genre. On y apprend que le guitariste Robert Johnson l’un des pères du blues était suspecté d’avoir vendu son âme, que les Rolling Stones sont forts inquiétants, de même que Led Zeppelin et Deep Purple. On regrette que les auteurs aient oublié de mentionner Annie Cordy qui nous a quand même offert le blasphématoire et antichristique La bonne du curé. En l’écoutant à l’envers, on pourrait sûrement entendre « viole et tue Bécassine ».
Que le Black Metal s’enracine dans la tradition du blues n’est pas faux si l’on déplie l’histoire du rock, mais l’historique en question est inutile et parfois inexact. Cette longue introduction n’a comme mérite que de souligner une dialectique ambiguë filée tout au long de l’ouvrage : les auteurs reprennent d’une main ce qu’ils donnent de l’autre. Dès la préface Moynihan et Søderlind annoncent, en effet, un parti pris d’objectivité. On leur aurait même reproché leur complaisance : « Il faut dire qu’il s’agit d’un livre radical, radical au sens propre du terme (qui provient du mot latin ‘radix’ signifiant racines). Il explore les racines du sujet de manière objective. Il n’est pas de notre devoir de porter des jugements sur les sujets abordés […] Cette réticence à critiquer ouvertement les personnes dont nous parlons et que nous avons interviewées a parfois consterné les critiques… ». Or, s’il est vrai que d’un côté, l’ouvrage laisse la parole aux musiciens et aux incriminés, multiplie les points de vue, etc., il aurait aussi bien pu s’intituler « Faits divers plus ou moins rattachés au Black Metal » avec une église cramée en couverture, celle de Fantoft.
Les chevaux tirent donc la carriole à hue et à dia. J’ai envisagé de pondre la critique dans la même tonalité, quelque chose comme : « Les deux auteurs au style ampoulé et racoleur parviennent à rester objectifs et honnêtes. Du bon travail. Ce pavé voyeuriste s’applique en effet à envisager différents angles d’approches. On pourrait bien sûr avancer que c’est un monument de désinformation où l’on oublie la musique pour satisfaire un public avide d’anecdotes scabreuses, mais nous nous garderons bien de le formuler ainsi ».
Une mention spéciale pour ce passage : « Le black metal reprend la structure de base du heavy metal le plus violent et le transforme en un pur mélange de haine musicale. Afin d’embrouiller encore plus les auditeurs imprudents, certains groupes de black metal se sont mis à enregistrer de la musique qui pourrait être qualifiée à juste titre de ‘belle’… ». Oh les fourbes ! Faire de la belle musique pour embrouiller le public !
Varg Vikernes, sa vie son œuvre
Un gros tiers de l’ouvrage est consacré à Vikernes au point qu’on finit par se demander si après avoir été un groupe à lui tout seul, les auteurs ne tendent pas à en faire l’incarnation humaine et unique du BM. Pour ceux qui auraient raté cet épisode pourtant fort médiatisé :
En 1984 le guitariste Oystien Aarseth fonde son propre groupe de Métal : Mayhem, et change son pseudo de Destructor pour Euronymous (le prince des morts). À cette époque, Mayhem qualifie sa musique de « Total Death Metal ». Les membres optent pour le look porc-épic et le maquillage panda. Le succès est local, mais immédiat.
En 1991, le chanteur, Dead, se suicide en se faisant sauter la cervelle. Il laissera un mot devenu légendaire « désolé pour le sang ». C’est Euronymous qui découvre le corps. Avant de prévenir les autorités, il prend des clichés du cadavre pour « les utiliser dans le prochain album de Mayhem ». Sur sa lancée, il récupère quelques bouts de crânes pour faire un collier et prélève de la cervelle pour goûter.
L’histoire fait le tour du milieu BM norvégien. Le ton est donné et la mort de Dead recyclée en coup médiatique. Dans les interviews, Euronymous prétend que Dead s’est suicidé à cause de l’évolution de la scène Death et Black, devenue trop « à la mode ». Il proclame qu’il faut faire une séparation entre les groupes de vrai Black Metal, et les « poseurs » qui ne respectent pas l’esprit réellement violent du Metal. Remotivé, il se recolle à son label de disque, qu’il rebaptise Deathlike Silence Productions, et ouvre également son propre magasin de disques, Helvete, une petite boutique qui sert aussi de point de rencontre à tous les amateurs de Black Metal en Norvège. Le noyau dur des habitués sera appelé le Black Circle.
Pendant ce temps, un certain Christian Vikernes (qui fera changer son prénom en « Varg ») monte sous le pseudo de Count Grishnackh sa propre formation, Uruk-Hai. Il rejoint le Black Circle d’Euronymous avec lequel il sympathise, change le nom du groupe en Burzum, signe avec Deathlike Silence Productions, s’installe au sous-sol du magasin avec son nouveau pote. Tout se passe bien un temps si ce n’est que ces joyeux drilles se montent la tronche contre le christianisme et décident de jouer de l’allumette.
La première église à brûler sera celle de Fantoft, près de Bergen, mais d’autres suivront. Il faut savoir qu’en Norvège, la plupart des églises sont en bois – ça flambe bien, le bois. Euronymous se vante de connaître les auteurs des incendies. Il est arrêté puis relâché faute de preuve, et démontre une fois de plus que tout est recyclable en publicité. Mais ils en font trop. Vikernes et Euronymous donnent ensemble une interview au magazine anglais Kerrang !, dans laquelle ils expliquent ouvertement les activités de l’Inner Circle, et se définissent même comme faisant partie d’une organisation nommée « Satanic Terrorists ». Finalement Euronymous sera obligé de fermer sa boutique Helvete.
Le 11 août 1993 Oystien Aarseth alias Euronymous est retrouvé mort dans l’escalier de son immeuble le corps transpercé de 23 coups de couteaux. Après quelques jours d’enquêtes et de dénonciations, Varg Vikernes et son complice Snorre (Thorns) sont arrêtés. Les raisons de ce meurtre restent encore inexpliquées. D’ailleurs Varg s’occupe depuis à réécrire l’histoire, changeant de version tous les deux ou trois ans suivant le fil de sa propre évolution. En 1994, à l’issue de son procès, Vikernes qui a plaidé l’autodéfense est condamné à 21 ans de prison pour meurtre avec préméditation, Snorre à 8 ans.
Si les incendies et les profanations de tombes qui les ont accompagnés véhiculent une idéologie antichrétienne, ce n’est pas le cas du meurtre d’Euronymous, règlement de compte personnel, qui a bien entendu était identifié par la presse comme « sacrifice sataniste ».
Fidèles à leur parti pris d’objectivité, nos deux auteurs explorent les motivations de Vikernes, plantent le contexte, donnent la parole aux protagonistes, présentent diverses versions, précisent bien que le meurtre d’Euronymous n’est imputable ni au Black Metal ni à la religion et qu’il convient de faire la part des choses… Pour quelques pages plus loin le qualifier de crime « sataniste inhérent au Black Metal ».
Satan reconnaîtra les siens
En prison Varg Vikernes – oui, encore lui, entreprend de rédiger le Mein Kampf norrois : Vargsmal (la chanson de Varg), fonde le Front Païen Norvégien, et fait changer son patronyme pour Quisling, le nom du chef d’état norvégien allié d’Hitler. Il déclare adorer désormais Odin et… Vouloir rendre la Norvège aux Vikings ?
Extrait d’interview : « Regardez le ciel, il est bleu, la mer est bleue, les fleurs sont bleues et mes yeux sont bleus. Au-delà du ciel il y a les étoiles, c’est la sagesse éternelle (…) Tout commence par les yeux bleus. Si je regarde des personnes aux yeux marrons, c’est un peu comme si je regardais leur cul ; le marron c’est la couleur de la merde ».
Voilà scellée la destinée du Black Metal. Il sera païen et raciste. Les interviews de musiciens qui suivent restent plus ou moins dans cette tonalité. Passons.
Le neuvième chapitre est tout entier consacré à l’étude de l’Oskoreï, la chasse sauvage ainsi qu’à l’analyse lacano-symbolique du prénom Varg (loup, criminel, etc.). Ces passages me laissent perplexe, les auteurs comparent les hordes de beuhmeus déferlant sur le monde avec l’armée des morts de ce cher Odin. Or cette image n’est pas spécifiquement scandinave, mais plutôt un archétype universel, un cliché de la « sauvagerie », ce qui laisse songeur quant à la pertinence et aux buts de l’analyse : s’agit-il de lier ontologiquement l’imagerie du Black Metal et le paganisme scandinave ?
L’ouvrage présente ensuite le cas du meurtre commis par les membres du groupe Absurd que je ne vais pas détailler ici. Une fois de plus, le crime est dû à des motifs personnels et artificiellement rattaché au Black Metal. S’ensuit un tour d’Europe des faits divers, quelques profanations par ci, assassinats par là, etc. La rigueur n’est plus de rigueur. On retrouve le bon vieil esprit tabloïd qui faisait presque défaut jusque là.
Le Black Métal dans tous ses Eddas
À la question « pourquoi avez-vous brûlé des églises ? », Vikernes répond : « Fantoft (…) est construite sur un autel païen, c’est du blasphème. Il y a un cercle naturel là-bas et la croix a été mise par dessus (…). Voilà pourquoi il faut soutenir les incendies d’églises, car quand une église brûle, on peut se dire ‘maintenant on va pouvoir aller explorer ce qu’il y avait dessous’ ». Et dire qu’on l’accuse de malveillance alors que sa seule préoccupation est de soutenir le travail des archéologues !
Pour ceux qui seraient tentés de suivre l’ami Vikernes sur ce terrain, précisons que les anciens Scandinaves n’avaient ni temple ni lieu de culte de ce genre, qu’ils ne connaissaient ni la prière, ni la contemplation et encore moins la méditation… Fantoft n’a donc rien remplacé du tout. Leur religion étant devenue extrêmement peu consistante, les Vikings – marchands par excellence, avaient pris l’habitude de se soumettre à la Prima Signatio (sorte de baptême au rabais) pour commercer avec les États chrétiens; ils connaissaient donc le christianisme avant même la conversion officielle des pays scandinaves. Conversion qui, contrairement à des mythes farouchement défendus par certains néo-païens, n’a pas été forcée, mais librement consentie par les élites scandinaves pour des raisons à la fois économiques, sociales et politiques (voir les études de Régis Boyer à ce sujet).
L’une des questions récurrentes de l’ouvrage : qu’est-ce qui, dans le contexte religieux norvégien a permis ou favorisé les passages à l’acte ? Trop de pression ? Trop de sel ? Pas assez de beurre ? Encore un peu de lait ?… Question qui reste sans réponse. Heureusement, parce qu’on oublie au fil des pages que le « phénomène social », malgré un effet de contagion, reste plutôt isolé. Trois couillons dans une échoppe qui ne savent pas quoi faire de leurs allumettes ne méritent pas une thèse de sociologie. Ensuite, parce que si, un jour, un type trouve la formule miracle, l’équilibre parfait permettant d’éviter toute forme de débordement, c’est moi qui lui fais sauter la tête.
Les auteurs se retiennent de proposer une conclusion préférant placer une envolée lyrique sur le feu.
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Les Seigneurs du Chaos, par Michael Moynihan & Diderik Soderlind, Melmothia 2007-2015.