Nous sommes le 1er juillet 1951, dans une petite ville de Floride du nom de Saint Petersburg. Mary Reeser, comme tous les soirs, s’installe dans son fauteuil pour fumer une cigarette avant d’aller se coucher. Il est un peu plus de 21 heures ; son fils Richard, accompagné de sa petite fille, est venu lui tenir compagnie un peu plus tôt dans la soirée. Sa voisine est ensuite passée la saluer, s’enquérant de sa santé, car la vieille dame souffre depuis peu d’insomnies. Ses visiteurs partis, pour être plus à l’aise, elle a enfilé sa robe de chambre et ses pantoufles.
Plus tard, la voisine se rappellera avoir senti une vague odeur de brûlé durant la nuit, mais trop discrète pour être inquiétante. Ce n’est que le lendemain, en voulant rendre visite à Mme Reeser, qu’elle aperçoit une fumée grise qui filtre du chambranle et manque de se brûler avec la poignée de porte. Immédiatement, elle alerte deux ouvriers qui forcent l’entrée de l’appartement : de Mary Reeser, il ne reste qu’un pied toujours chaussé de sa pantoufle, un morceau de crâne étrangement rétréci et un organe qui sera plus tard identifié comme étant un foie. Le reste a été réduit en cendre. Pourtant, à l’intérieur de l’appartement, rien n’a brûlé à l’exception des environs immédiats du fauteuil où la vieille dame se tenait. Le tas de vieux journaux à moins de vingt centimètres du sinistre ne semble pas avoir souffert des flammes.
Dans les semaines qui suivent, le F.B.I. ouvre une enquête, mais c’est l’hypothèse d’un incendie dû à une cigarette non éteinte qui clôt finalement le dossier. L’explication ne satisfait personne en raison des bizarreries qui entourent la mort de Marie Reeser, mais si les instances officielles préfèrent conclure que la vieille dame est décédée de « mort naturelle », c’est qu’il ne manque pas de voix pour évoquer la scientifiquement très peu correcte « combustion humaine spontanée ».
Chaque année sont recensés plusieurs faits divers dans lesquels des personnes sont ainsi retrouvées partiellement calcinées sans cause extérieure apparente. Malgré les enquêtes minutieuses, aucune explication n’a encore pu être apportée à ces affaires qui laissent les experts perplexes, d’autant que les victimes ne sont pas « carbonisées » comme dans un incendie classique, mais bien réduites en cendres. Or, le corps humain, composé à 75 % d’eau, est par nature un très mauvais combustible. Pour calciner des os, la température du brasier doit s’élever à plus de 1500° Celsius. Il faut savoir que dans un crématorium, les corps sont soumis durant une heure et demie à des températures variant de 700 à 1000 degrés Celsius. Même dans ces conditions, un broyeur doit souvent être utilisé pour réduire en poudre les os qui n’ont pas brûlé correctement.
Pour ajouter au mystère, d’autres constantes tout aussi atypiques caractérisent ces phénomènes. Ainsi, dans la plupart des cas, le mobilier alentour ne semble pas avoir souffert de la chaleur ; de même pour certaines parties du corps qui sont retrouvées intactes. C’est le cas de Mary Reeser, mais également d’autres victimes comme George Turner, retrouvé à demi calciné dans son camion, Patrick Rooney dont on ne découvrit que le crâne carbonisé, ou encore Ginette Kazmierczak. Résidant à Uruffe, petit bourg lorrain, Madame Kazmierczak partage un logement avec son fils, l’instituteur du village, lorsqu’un soir de mai 1977, alors que le jeune homme est absent, la voisine est alarmée par une fumée noire qui sort de l’appartement. Elle alerte les pompiers qui découvrent le corps de Ginette Kazmierczak partiellement calciné sur le plancher, les jambes et le bras droit encore intacts. Comme dans l’affaire Mary Reeser, un non-lieu fera suite à l’enquête.
Les premiers traités évoquant le sujet sont publiés au XVIIIe siècle. Une chronique rédigée par un certain Cohausen, narre ainsi l’infortune d’un « gentleman » qui, sous le règne de la reine Bona Sforza – c’est-à-dire trois siècles plus tôt, aurait pris feu après avoir avalé plusieurs verres de brandy. Le texte dit que l’homme aurait commencé par « cracher des flammes » avant d’être lui-même consumé. En 1763, le français Jonas Dupont fait paraître une longue compilation de cas intitulée De Incendiis Corporis Humani Spontaneis ; il y rapporte l’affaire Nicole Millet, dans laquelle un mari fut acquitté du meurtre de son épouse, la Cour ayant conclu à la combustion spontanée de la victime. S’y trouve également relaté le célèbre cas de la comtesse italienne Cornelia di Brandi, retrouvée, un matin d’avril 1731, partiellement calcinée sur son lit. Rien n’avait brûlé autour d’elle et ses bras furent retrouvés intacts.
Si Jonas Dupont ne propose aucune explication au phénomène, l’époque en général pense que ce sort est réservé aux alcooliques corpulents et d’un âge avancé – un verdict oscillant entre une explication pseudo-scientifique liée à la présence d’alcool dans le corps et l’allusion plus abstraite à un châtiment divin qui viendrait frapper les coupables de « débauche ». Cette interprétation moralisatrice, bien que fausse puisque dans les faits, les victimes ne pouvant être discriminées par aucun critère, fera longtemps l’unanimité. Elle sera d’ailleurs répercutée par la littérature du XVIIIe, puis du XIXe siècle dans un certain nombre de fictions. On retrouve ainsi des cas de combustion spontanée imputables à l’alcool, dans plusieurs nouvelles de l’écrivain russe Nicolas Gogol, telles que « La Nuit de la Saint-Jean » (1831) ainsi que dans célèbre son roman Les Âmes mortes (1841). Jules Verne, quant à lui, rapporte, dans son roman Un capitaine de quinze ans (1878), l’histoire d’un roi africain qui se serait enflammé « comme une bonbonne de pétrole » après avoir abusé du punch. De la même façon, dans le texte de Charles Dickens, La Maison Désolée (1853), la combustion de l’ivrogne Krook est déclenchée par « les humeurs corrompues » et le « vice ».
Au siècle suivant, la science se penche sur le phénomène et propose la théorie dite de « l’effet chandelle ». Cette explication, évoquée dès 1830, par le célèbre chirurgien français Dupuytren, sera expérimentée en laboratoire sur des quartiers de viande en 1965 : une source de chaleur ayant embrasé un vêtement de la victime, elle-même incapable de réagir sous l’emprise de l’alcool, la drogue ou de la maladie, les graisses du corps commenceraient à fondre ; le tissu jouerait alors le rôle de mèche en s’imbibant de la graisse liquéfiée qui agirait, elle, comme la cire d’une bougie. Les expérimentations démontrent que la température peut alors monter jusqu’à 1500 degrés et qu’en 7 heures, un corps humain pourrait donc être entièrement consumé.
Cette théorie permet d’expliquer la propagation restreinte du feu et permet de ranger la combustion spontanée parmi les « accidents domestiques ». Cependant, ses avantages sont également ses limites, car l’effet chandelle implique que trois paramètres soient réunis : une source de chaleur extérieure, des victimes incapables de réagir et beaucoup de temps… Aussi satisfaisante qu’elle soit pour les rationalistes, la théorie semble insuffisante à rendre compte de tous les cas, notamment ceux où il a été prouvé que les victimes n’avaient mis qu’une heure à se calciner ; dans d’autres exemples, aucune source de chaleur n’existait dans la pièce ; enfin, certains survivants ont pu témoigner qu’ils ne se trouvaient à proximité d’aucune flamme lorsqu’une partie de leur corps s’est embrasée. Et tous sont unanimes pour dire que le feu semblait venir « de l’intérieur ».
Des théories concurrentes furent donc proposées par la suite : certains évoquèrent la foudre en boule, mais la charge électrique serait, d’après les spécialistes, très insuffisante pour provoquer une calcination. En 1995, John Heymer émit l’hypothèse d’un dysfonctionnement intracellulaire qui rendrait les gaz contenus dans les mitochondries inflammables au contact de l’électricité statique naturellement présente dans le corps humain. Cette hypothèse fut saluée comme ingénieuse, mais il fut démontré qu’elle était scientifiquement fausse. Plus audacieuse, une autre fait appel à la psychosomatique. L’observation des victimes, souvent âgées et déprimées laissa supposer qu’un mécanisme d’auto-destruction inconsciente pouvait être à l’origine des combustions. Cette théorie du « suicide psychologique » a toujours ses adeptes, mais fait l’objet de critiques virulentes de la part de la communauté scientifique qui la rangent dans les « hypothèses paranormales » sans oublier qu’elle comporte, comme son ancêtre, une composante moralisatrice qui renvoie le drame à la charge des victimes. Elle reste cependant la seule susceptible d’expliquer pourquoi seuls les êtres humains sont victimes de ce phénomène, car ainsi que l’écrit Jean Pierre Smagghe-Menez dans son ouvrage sur le sujet : « La combustion spontanée des corps humains débute avec l’humanité. Depuis la nuit des temps, et jusqu’à présent, les poules ne disparaissent pas dans une boule de feu, les chats ne brûlent pas de l’intérieur et les antilopes n’allument pas de feu de savane. Pourtant, nous les humains, nous brûlons de temps en temps sans raison apparente ».
En l’absence d’explication scientifique probante, des causes surnaturelles ou parascientifiques seront proposées pour expliquer le phénomène. Selon Larry Arnold, auteur de l’ouvrage Ablaze, de minuscules particules hautement chargées en énergie subatomique, les « pyrotons » se promèneraient dans l’atmosphère et les organismes vivants. De temps en autres, ils pourraient spontanément enflammer les corps. Cependant, personne à ce jour n’a pu apporter ne serait-ce qu’un début de preuve de l’existence de ces fameux pyrotons. Le même en appelle aux concepts de la médecine orientale, tels que la kundalini. Cette puissante énergie se trouverait logée, selon la tradition indienne, au niveau de l’os sacrum et pourrait être éveillée par des exercices de yoga. Elle est souvent représentée par un« serpent de feu » enroulé à la base de la colonne vertébrale. Toujours selon Arnold, une montée non désirée et chaotique de la Kundalini pourrait être à l’origine des combustions humaines spontanées.
En ce qui me concerne, je préfère encore m’en remettre aux joyeux lurons de « South Park » qui proposent dans l’épisode « Combustion spontanée », une explication originale au phénomène : plusieurs citoyens de la petite ville prennent feu, avec en tête de cortège l’éternelle victime Kenny dont la mort sera d’ailleurs reprise dans South Park, le film (Trey Parker, 1999). Les héros finissent par découvrir l’origine de ces décès : un trop-plein de méthane non expulsé.
La Combustion spontanée, Melmothia, 2010 (Article rédigé pour le compte du site Syfy).
*
Quelques sources :
Guy Breton, Histoires magiques de l’histoire de France vol. I, Atlas., 1977.
Michael Harrison, Le feu qui vient du ciel, Albin Michel, Paris, 1980.
Larry Arnold, Ablaze, The Mysterious Fires of Spontaneous Human Combustion, Evans and Company, 1996.
Jean Pierre Smagghe-Menez, La combustion spontanée, SimpleEdition, 2008.
« Les combustions humaines spontanées », sur le site Enquêtes sur l’Impossible.
« La combustion spontanée », par François Lambert, 2001, sur le site Le Polyscope.
« Les combustions humaines : réalité biophysique ou mystère paranormal », par Antoine Bagady, sur le site de l’AFIS.