« Le commandeur de pierre peut venir souper avec nous ; il peut nous tendre la main ! Nous la prendrons encore. Peut-être sera-ce lui qui aura froid. »
Le Convive des dernières fêtes, A. Villiers de L’Isle Adam.
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« Si des êtres humains pouvaient servir d’animaux de compagnie, comme le serpent ou le crapaud de Mlle Tabitha, Selwyn aurait caressé un bourreau. Il aimait l’art noble de l’exécution dont il était fin connaisseur. Durant son enfance, il avait probablement décapité son cheval à bascule, pendu sa poupée à une potence miniature et brûlé ses jouets empalés sur des imitations de pieux. »
The Wits and Beaux of Society – Grace and Philip Wharton.
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Puisque désormais le Guiness des records, les Victoires de la Musique et même les Darwin-Awards sont devenus tellement ennuyeux, je propose que l’on instaure un prix spécial, le Kraft-Ebbing par exemple, venant récompenser les plus ravissantes perversions. Mon favori pour le trophée serait sans hésitation Georges Auguste Selwyn qui, non content d’être pervers, s’offrait le luxe d’être un homme d’esprit, de ceux dont on égrène les aphorismes en société pour draguer Pamela ou pour vider discrètement le Cognac.
N’ayant pas sous la main l’intégrale de ses maximes pour vous en faire partager les qualités spirituelles, je vais donc plutôt vous parler de l’autre versant du bonhomme, ses érections. Mais sachez que les deux sont indissociables, Selwyn étant connu pour avoir répliqué à un bourreau qui lui demandait si lui-même était du métier : « Oh non Monsieur, en aucun cas, je ne jouis de ce privilège. Je ne suis qu’un amateur ».
C’était à l’exécution de Damien, en 1757, et ce jour-là, le public en avait pour son argent. Brûlé en plusieurs endroits du corps, « tenaillé » – c’est-à-dire que l’on arrachait des morceaux de chair avant de verser de la poix sur les plaies -, puis enfin écartelé, le condamné aurait souffert plus de quarante-cinq minutes avant d’expirer, jambes et bras arrachés, traînés sanguinolents sur le pavé de Paris par des chevaux [1].
Une autre version de l’anecdote est donnée par sir Nathaniel Wraxall :
« L’excitation nerveuse de Selwyn et son anxieuse curiosité d’observer les effets de la dissolution physique chez les hommes, l’exposèrent non seulement au ridicule, mais aussi au blâme. On l’accusait de ne pas manquer une seule exécution capitale ; et parfois, pour éviter d’être remarqué, il se déguisait avec des vêtements féminins. On m’assure qu’en 1756 il alla spécialement à Paris pour assister aux derniers instants de Damiens… Alors que, dans la foule, il cherchait à s’approcher de l’échafaud, il fut d’abord repoussé par un des aides de justice ; mais Selwyn ayant informé celui-ci qu’il n’était venu de Londres que pour être présent au châtiment et à la mort de Damiens, le bourreau fit aussitôt écarter la foule en s’écriant : « Faites place pour monsieur, c’est un Anglais et un amateur » » [2].
Il paraît d’ailleurs que le bourreau fut particulièrement zélé cette fois-ci, mais peut-être l’avait-on payé, car les mauvaises langues du siècle prétendent que l’aristocrate anglais n’était pas un cas unique, qu’on louait fort cher des chambres aux fenêtres donnant sur la place de grève, où de riches bourgeois culbutaient des prostituées en levrette sur la rambarde des balcons pour profiter du spectacle. Casanova lui-même s’y serait essayé.
Selwyn, quant à lui, préférait se frayer un chemin dans la foule à coups de canne, pour être au plus près de son plaisir, mais s’il l’avait désiré, il aurait eu largement les moyens de s’offrir l’hôtel en entier.
Né le 11 August 1719, George Augustus Selwyn fut le second fils d’un gentilhomme de la campagne, originaire de Matson, dans le Gloucestershire, le colonel John Selwyn et de Mary Farrington, fille de général dont Horace Walpole nous dit qu’elle figurait parmi les beautés de la cour du prince de Galles et qu’elle était dame de chambre de la reine Caroline. Georges Augustus aurait d’ailleurs tenu de sa mère et son charme et son esprit. Le même rapporte comment leur amitié naquit, alors qu’ils étaient encore enfants, étudiant tous deux au prestigieux Collège d’Eton. Puis, tandis que lui-même entrait au King’s College de Cambridge, Selwyn était admis à l’Hertford College d’Oxford. Il n’y demeura cependant qu’une poignée d’années et fut renvoyé en 1745 pour ce qui fut qualifié « de profanation de l’acte le plus sacré de la religion chrétienne ». Après avoir récupéré un calice, Selwyn se serait entaillé le bras et aurait donné cette communion à un chien en disant « Ceci est mon sang, etc. » Le scandale qui s’ensuivit ne l’empêchera pas d’entrer au Parlement une décennie plus tard. Il y siégera plus d’un quart de siècle.
À la même époque, Selwyn intégra le Hell Fire Club de Sir Francis Dashwood, sorte de rotary pour riches débauchés, dont le mot d’ordre était « Fais ce que tu voudras » et dont les activités furent qualifiées dans un article par Anthony Haden-Guest de « hard-drinking hedonism ». Le club rassemblait des membres issus de la haute société occupant souvent des fonctions politiques, parmi lesquels Lord Sandwich, John Wilkes et bien entendu, Horace Walpole, qui n’avait pas encore, à l’époque, commis le très connu et plutôt mauvais Château d’Otrante et ce jour-là, inventé le roman gothique.
Les écrits de Walpole constituent d’ailleurs la principale source d’anecdotes plus ou moins piquantes sur Selwyn. Par exemple, Henry Fox, connaissant ses penchants, lui aurait un jour envoyé ce billet : « Allez dire à M. Selwyn que je serais charmé de le voir si je suis encore vivant, et que s’il me trouve mort, ce sera sans doute lui qui sera charmé ».
Dans un texte intitulé « Lycanthropie », José Giménez Corbatón le décrit en ces termes :
« Ce maniaque est le représentant le plus indigne de l’interminable collection d’Anglais qui, par je ne sais quelle étrange anomalie sanguine, prennent plaisir, et même du plaisir sexuel à assister aux tortures et aux exécutions. Selwyn aimait ces spectacles tout comme il aimait la tendre enfance, qui était également l’objet de ses regards lascifs. C’était un dépravé de la pire espèce. Courtois, sympathique, ayant beaucoup de conversation, généreux avec ses amis, toujours prêt à faire toutes sortes de faveurs, mais collectionneur d’horreurs. Non seulement il assistait aux exécutions, mais il poussait le vice jusqu’à connaître les détails les plus minimes de la vie du condamné. Il était attiré par le cadavre des suicidés ou des victimes d’un crime, et il aimait étudier attentivement le corps d’un mort qu’il aurait fréquenté de son vivant ».
De son côté, Mario Praz le présente ainsi :
« Le type de l’algolagnique anglais se précise de façon inoubliable vers la fin du XVIIIe siècle, avec George Augustus Selwyn (1719-1791), un des personnages les plus importants de la société sous George III, qui, dans quelques-uns de ses aspects, semble presque anticiper Swinburne. Chez lui aussi une attraction morbide pour les spectacles sanglants allait de pair avec une tendresse prononcée pour les enfants :
« A une complète jouissance des plaisirs de la société, une bonne humeur imperturbable, une bonté de cœur et une tendresse passionnée pour les enfants, il unissait un intérêt morbide pour les détails des souffrances humaines et, en particulier, le goût d’assister aux exécutions capitales. Non seulement il était un fréquentateur assidu de telles scènes d’horreur, mais tous les détails du crime, l’histoire privée du malfaiteur, son attitude pendant le procès, en prison et sur l’échafaud, et son état d’âme à l’heure de sa mort et de sa dégradation, étaient pour Selwyn l’objet de l’intérêt le plus profond et le plus extraordinaire. Même les plus affreux détails relatifs à un suicide ou à un crime, l’examen du cadavre défiguré, la vue d’une connaissance dans un linceul, lui ont offert – paraît-il – un pénible et inexplicable plaisir… » [3].
Ce goût de Selwyn donna lieu à de très nombreuses anecdotes, dont la plupart nous sont rapportées par Horace Walpole dans sa correspondance. « George », dit Walpole entre autres, « ne pense à autre chose qu’à la tête tranchée… » [4].
Comme attendu, la littérature s’emparera du personnage pour en faire un mythe. L’Anglais sadique de la Faustin d’Edmond de Goncourt s’appelle précisément George Selwyn, mais le personnage doit sans doute plus au poète Swinburne qu’à notre enthousiaste des échafauds. Il inspirera également à Villiers de L’Isle-Adam, l’un de ses contes intitulé Le convive des dernières fêtes. Il y est question d’un groupe d’amis qui font la rencontre en fin de beuverie d’un individu fort inquiétant, venu se payer une bonne tranche d’exécution dans la capitale. Les joyeux fêtards en ressortent quelque peu dégrisés.
Melmothia 2015.
Notes :
[1] Pour avoir tenté d’assassiner le roi Louis XV en janvier 1757, Robert François Damiens fut condamné à « être mené et conduit dans un tombereau, nu, en chemise, tenant une torche de cire ardente du poids de deux livres » puis « dans le dit tombereau, à la place de Grève, et sur un échafaud qui y sera dressé, tenaillé aux mamelles, bras, cuisses et gras des jambes, sa main droite tenant en icelle le couteau dont il a commis le dit parricide, brûlée au feu de soufre, et sur les endroits où il sera tenaillé, jeté du plomb fondu, de l’huile bouillante, de la poix résine brûlante, de la cire et soufre fondus et ensuite son corps tiré et démembré à quatre chevaux et ses membres et corps consumés au feu, réduits en cendres et ses cendres jetées au vent ». Une fois la sentence prononcée, Damiens aurait eu cette phrase laconique, restée célèbre : « la journée sera rude ».
[2] J. H. Jesse, George Selwyn and His Contemporaries, Londres, Bentley, 1843. Cité par Mario Praz.
[3] Ibid.
[4] En français dans le texte. Mario Praz, La Chair, la Mort et le Diable : le romantisme noir, Gallimard, 1998.