Introduction
Le plus loin qu’il m’ait été possible de remonter concernant un démon ou une entité portant le nom de Chavajoth est Dogme et Rituel de la Haute Magie. Cependant j’ignore toujours si Eliphas Levi a trouvé le terme dans un grimoire, peut-être dans l’une des nombreuses versions des Clavicules, l’hébreu de ces textes étant souvent très corrompu, puis l’a secoué pour en faire sortir du sens ou s’il l’a simplement inventé. Étant donné les acrobaties linguistiques qui suivent, j’opte plutôt pour la première hypothèse – a priori personne ne s’inflige ce genre d’épreuve volontairement.
Petite parenthèse préalable pour comprendre la suite : dans la kabbale hébraïque, le nom de Dieu s’écrit en quatre lettres : Yod Hé Vav Hé, qu’on translittère par YHVH. Sa prononciation exacte est inconnue et très largement discutée, car :
Le Yod est une semi-voyelle qui se prononce généralement « i ». Notez que le terme « semi-voyelle » est trompeur, car l’hébreu est une langue purement consonantique. Pour éviter de s’embrouiller les pinceaux, il vaudrait mieux considérer le Yod comme une consonne avec une voyelle cachée dedans.
Le Hé est une consonne muette. Sa prononciation dépend entièrement de la voyelle qui lui est associée. On pourrait dire que c’est un « h ».
Le Vav est un « v », mais il peut aussi assumer le rôle de semi-voyelle et se prononcer alors « o » ou « ou ».
En d’autres termes : pour appeler Dieu, on a les consonnes, mais il manque les voyelles. Oui, c’est ennuyeux et surtout, ça laisse un champ très large aux spéculations.
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L’interprétation d’Eliphas Lévi
Dans Rituel de la Haute Magie, Chavajoth apparaît au chapitre VII, dédié à la consécration des talismans, dans une invocation appelée « Conjuration des sept » :
« Au nom de Michael, que Jéhovah te commande et t’éloigne d’ici, Chavajoth !
Au nom de Gabriel, qu’Adonaï te commande et t’éloigne d’ici, Bélial ! … »
Aucune explication n’est donnée pour le terme Chavajoth, mais vers le milieu de la conjuration se trouve quelque chose comme sa forme inversée :
« Par la puissance d’Adam et d’Héva, qui sont Jotchavah, retire-toi, Lilith ; laisse-nous en paix, Nahémah ! »
Or, à la fin du chapitre X de Dogme de la Haute Magie, E. Levi affirme que la véritable prononciation du nom divin YHVH serait : « Iot-chavah ». Une image insérée dans le texte montre quelque chose qui a l’air d’être le tétragramme recopié avec les orteils par un Thaïlandais myope :
Plus éblouissante encore est l’explication livrée à demi mots par Eliphas Levi de l’utilisation de ce terme, explication qui revient à tasser des cubes dans des ronds avec un très gros marteau :
1/ Chava ou Chavah qui se prononce ‘rava, est le nom de l’Ève biblique et s’écrit avec les trois lettres Heth Vav Hé. Le terme lui-même vient de la racine chaya, « être vivant » qui s’écrit Heth Yod Hé. Pourquoi ce saut d’un Yod à un Vav est une question qui travaille les kabbalistes, mais n’est pas le propos ici ; on imagine qu’il y a un jeu de mot entre chaya et chava (‘rava) qui signifie de son côté « dire, énoncer, respirer ». À partir de cette seconde racine, on trouve d’ailleurs le mot « chavayah » (prononcer : ‘ravaya), dont le pluriel est précisément « chavayoth » (‘ravaiot) et signifie « expérience ». Cependant, l’idée d’un démon qui s’appellerait « expériences » me laisse perplexe.
Bref, on considère qu’Ève / Chava est « la mère de tous les vivants », qu’elle respire, qu’elle a été créée par le verbe de Dieu et qu’elle vit des expériences.
Eliphas Levi en fait les trois dernières lettres du tétragramme : Heth Vav Hé.
Sauf qu’il y a un petit souci : les trois dernières lettres du tétragramme ne sont pas Heth Vav Hé, mais Hé Vav Hé. Il est vrai que ces deux lettres se ressemblent fortement à l’écrit, ce qui donne souvent lieu à des salades talismaniques :
Voici un Hé : ה
Et voilà un Heth : ח
D’où l’utilité du gros marteau.
2/ Mais continuons. La première lettre du tétragramme est un Yod. Ni Eliphas Levi ni les auteurs suivants ne se donnent la peine d’expliquer comment on passe du Yod, qui est une lettre, à la syllabe –ioth s’écrivant probablement Yod Vav Tav, et signalant un féminin pluriel (-oth) mais, à ce stade, on n’est plus à un escamotage près.
En hébreu, Yod est le symbole la main (yad en hébreu), mais également du germe et du sexe masculin.
Donc, chava, c’est la vie, le souffle, la mère de tous les vivants et Adam, eh bien Adam, c’est une bite.
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En résumé : l’explication d’Eliphas Levi pour livrer ce qu’il appelle « la véritable prononciation du tétragramme », consiste à remplacer une lettre par une autre qui lui ressemble, puis à transformer une nouvelle lettre en une syllabe vaguement homophone et hop, chapeau-lapin. Pour ceux qui ont du mal à suivre, je vous le fais en phonétique : Y H V H se transforme en Y V T R V H et personne n’a rien vu.
Et tout ça, pour déduire que le vrai nom de Dieu est : Pénis-Eve, le masculin et féminin accolés ou fusionnés, l’androgyne primitif, qu’il faut bien sûr imaginer essentiel, archétypal, pétillant, les polarités étant l’une des obsessions d’Eliphas Lévi.
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On retrouve notre Chavajoth, dans le chapitre XV de Rituel de la Haute Magie consacré au Sabbat des sorciers, dans la fameuse formule goétique « Hemen-Étan ! Hemen-Étan !… », dont Levi attribue la paternité à Pierre d’Abane, mais soit il disposait d’une version inédite, soit il a pris quelque liberté avec l’Heptaméron, le tout début de sa formule venant en réalité des écrits de l’inquisiteur Pierre De Lancre, qui l’écrit « Emen-hétan » et le traduit par « ici et là ». D’autres morceaux de la formule viennent par contre en effet de l’Heptaméron, par exemple « Aie Saraye » ou « Abeor, super Aberer ». Cependant, les deux sources ignorent tout de l’existence d’un démon nommé Chavajoth.
Voici la formule donnée par Eliphas Levi :
« Hemen-Étan ! Hemen-Étan ! Hemen-Étan ! El ATI TITEIP AZIA HYN TEU MINOSEL ACHADON vay vaa Eye Aaa Eie Exe A EL EL EL A HY ! HAU ! HAU ! HAU ! HAU ! VA ! VA ! VA ! VA ! CHAVAJOTH. Aie Saraye, aie Saraye, aie Saraye ! per Eloym, Archima, Rabur, BATHAS super ABRAC ruens superveniens ABEOR SUPER ABERER Chavajoth ! Chavajoth ! Chavajoth ! impero tibi per clavem SALOMONIS et nomen magnum SEMHAMPHORAS. »
Laissons tomber l’hébreu barbare de la formule (on sait par exemple qu’« Aie Saraye » est probablement une déformation de Eieh asher eieh), pour nous concentrer sur notre démon. Quoi de plus satanique que de retourner le gant ? On met Dieu à l’envers, par exemple, et ça donne le nom de l’antéchrist : Ueid. Non, ça ne marche pas ? Or, pour Levi et les auteurs suivants, rien de plus maléfique que le divin tétragramme à l’envers, ou plutôt « Eve-Adam » à la place d’ « Adam-Eve » avec un gros coup de marteau pour faire rentrer les lettres en trop :
Le bien : YHVH
Le mal : RVHYVT
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Interprétations modernes
Avant de remonter la piste jusqu’à Eliphas Levi, j’ai tenté à mon tour de retourner le nom dans tous les sens. Pour mémoire, je vous livre ma propre cuisine, qui ne vaut peut-être pas mieux que ses concurrentes : Je suis également partie de chavah, « vie », « souffle », auquel pourrait être accolé ayoth / avoth, le pluriel de avith, un terme signifiant « ruines », « mauvais », « pervers », ce qui pourrait donc donner quelque chose comme « souffle mauvais ». Si un hébraïsant passe par là, j’apprécierais qu’il me dise si le collage est un tant soit peu réaliste.
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J’imagine que cette histoire commence à vous lasser, mais ne partez pas tout de suite, l’auteur suivant à s’accaparer Chavajoth étant Samaël Aun Weor. Dans les gloses estampillées « gnostiques » de cet « avatar de l’Ère du Verseau, comme Jésus l’avait été pour l’Ère des Poissons » (dixit lui-même), la polarité descend dans le caleçon. Après une explication à base de tétragramme inversé qui démontre qu’il a au moins compris où voulait en venir Eliphas Levi (ce qui est plus méritoire qu’il n’y paraît), Samaël Aun Weor nous explique que Chava-Yod symbolise la révolte d’Ève contre le Yod viril, autrement dit la domination des organes sexuels sur le cerveau (!).
Dans Le Mariage parfait (1961) on apprend également que Chavajoth, qui fait tout à l’inverse de Dieu, possède un corps physique et qu’il est :
« Aujourd’hui réincarné en Allemagne. Il se fait passer pour un vétéran de la guerre et il travaille pour la Grande Loge Noire. Dans les mondes internes, le Magicien Noir Chavajoth est vêtu d’une tunique rouge et porte un turban également rouge. Ce Démon cultive les mystères de la Magie Sexuelle Noire dans une caverne ténébreuse. Il a beaucoup de disciples européens ».
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Conclusion
Ces dernières années, Chavajoth a beaucoup gagné en popularité auprès des adeptes de la Voie de la Main Gauche. Que les choses soient claires : son origine douteuse n’ôte rien au potentiel magique et/ou mystique de la figure. Comme le Baphomet et d’autres mythes ésotériques, Chavajoth est désormais (e) une figure incontournable du LHP, notamment dans le Satanisme Anti-cosmique et dans le domaine de la « magie noire sexuelle » grâce à Samaël Aun Weor. J’espère cependant qu’aucun adepte ne s’est retrouvé avec le fantôme d’Eliphas Levi dans le plumard.
Demeure une question : si Chavajoth existe quelque part, comment lui envoyer un carton d’invitation sans se tromper dans l’orthographe ? Sa prononciation et ce qui sert de logique aux explications qui précèdent voudraient qu’on l’écrive à peu près comme ça : חוהיות (Heth – Vav – Hé – Yod – Vav – Tav).
Par ailleurs, le seul terme hébreu existant qui se prononce ’ravaioth et signifie « expériences » (au pluriel) ou « exercices » s’écrit avec un double Vav : חוויות (Heth – Vav – Vav – Yod – Vav – Tav).
Enfin, on peut aussi l’écrire à la Levi, en avalant la dernière syllabe et en la remplaçant par un Yod : חוהי Heth – Vav – Hé – Yod, ce qui a l’avantage de se compter en guématrie : 8 + 6 + 5 + 10 = 29. Ce qui, une fois réduit, donne 11, un chiffre lié à la Sephirah Daath et généralement aux Qlippoth. Par contre, du coup, ça ne se prononce plus ‘rava-iot, mais quelque chose comme ravaï ou ravaïah ou ravaïeh.
Malgré mes recherches, je n’ai pu trouver un seul adepte de la Main Gauche qui se soit risqué à l’écrire en hébreu.
C’est peut-être un signe.
Melmothia, 2015.
Un article agréable à lire et instructif. Quelques précisions cependant:
– l’hébreu n’est pas « une langue consonantique ». Il y a aussi des voyelles en hébreu; mais elles ne sont pas toujours écrites. C’est le système d’écriture, et non la langue, qui est principalement consonantique. Principalement, car dès les périodes les plus anciennes, certaines consonnes sont utilisées pour transcrire des voyelles (longues le plus souvent). C’est le cas principalement de Yod (pour /i:/), de Waw (pour /u:/ ou /o:/), et aussi, avec des valeurs variables, pour Aleph, Hé et Âyin. Ainsi dans les textes de magie hébraïque médiévale, Âyin a souvent la valeur de /e/.
– Hé n’est pas une consonne muette, elle a la valeur de la consonne /h/ (comme le /h/ de l’anglais « home »). En finale, elle marque souvent le féminin, et dans ce cas elle n’et pas prononcée, en effet; on peut dire, si on veut, qu’elle sert alors à indiquer la voyelle /a/ (mais c’est inexact, elle marque en réalité le féminin, et correspond à une ancienne finale en Thav qui s’est amuïe au fil du temps.
– le passage de Waw à Yod dans certains mots est bien connu des linguistes, et c’est l’une des différences entre l’hébreu et les autres langues sémitiques du nord-ouest. Ainsi, Waw-Yod-Noun, signifiant « vin » (et qui est à l’origine de notre mot « vin », par l’intermédiaire du grec « oinos » et du latin « vinus ») est devenu Yod-Yod-Noun (yayin) en hébreu. La forme « Chavah » (Cheth-Waw-Hé) est la plus ancienne, « Chay » (Cheth-Yod) et « Chayah » (Cheth-Yod-Hé) en sont une modification.
Ma très brève introduction avait surtout pour but de préciser que des lettres telles que le Aleph ou le Yod ne sont pas des « a » et des « i », comme beaucoup de non hébraïsants le croient. Je suis donc allée au raccourci, mais tu as raison et merci pour ces précisions.
Je ne retrouve pas la source débattant du saut Chavah / Chayah, je vais tenter de remettre la main dessus. Que ce saut ait une explication linguistique ne saurait empêcher les kabbalistes de disserter (rien, d’ailleurs ne le peut ^^).