L’article ci-dessous, Kali: Goddess of Life, Death, and Transcendence, été traduit avec l’aimable autorisation de son auteur, June McDaniel, professeur d’histoire des religions à l’Université de Charleston, en Virginie-Occidentale et auteur de nombreux articles et ouvrages sur l’expérience religieuse, tels que Offering Flowers, Feeding Skulls: Popular Goddess Worship in West Bengal, (Oxford University Press, 2004) et Perceiving the Divine through the Human Body (Palgrave Macmillan, 2011).
*
Les représentations de la déesse
Kali adopte de nombreuses formes dans les traditions indiennes. Son nom signifie « noir » ou « de couleur sombre » et ce caractère est associé à la fois à la mort et au temps. Ses représentations les plus populaires sont sombres, comme la Dakshinakali à quatre bras et la Mahakali à dix bras. Comme les couleurs sombres peuvent se décliner en une grande gamme de couleurs, les statues et les peintures représentant Kali et sont souvent bleu sombre, violet sombre ou noir. Ses yeux sont rouges, ses cheveux sont défaits et sa langue pend hors de sa bouche. Elle peut être nue ou vêtue d’une peau de tigre, et elle a généralement une jupe de bras humains et un collier de têtes humaines. Des chacals et des serpents peuvent l’accompagner et, dans l’imagerie populaire, elle se tient debout sur le corps du dieu Shiva. Dans ses quatre mains, elle tient une épée, un trident, une tête et un bol ou une coupe taillée dans un crâne. Dans sa représentation pourvue de dix bras, elle a aussi dix têtes et dix jambes. Chaque objet qu’elle tient représente un pouvoir qu’elle possède.
Les nombreuses représentations des dhyanas de Kali décrivent différents aspects que le dévot doit contempler. Dans l’encyclopédie tantrique Tantrasara, la Kali à quatre bras est décrite comme souriante et pleine de sang, avec trois yeux rouges et elle se tient debout sur le cœur de Shiva. Il est allongé comme un cadavre, mais toujours pris dans une relation inversée avec elle ou viparita, dans laquelle la femme est au-dessus de l’homme. Dans un autre image du Tantrasara, Kali porte un cordon sacré qui est un serpent, elle est ivre d’alcool et se tient debout dans un bûcher funéraire. Dans d’autres descriptions, elle est trempée d’une douche de nectar, ses cheveux sont emmêlés et elle pousse un sourd rugissement. Parfois, elle se tient debout sur un cadavre et parfois elle se tient debout sur Shiva couché sur le sol comme un cadavre. Dans le Kalika Purana, elle est une déesse jeune et belle chevauchant un lion, pourvue de quatre bras et tenant une épée et des lotus bleus.
Quelques-unes des représentations et des dénominations les plus populaires comprennent la féroce Dakshinakali (ou Shyamakali), qui a quatre mains, une guirlande de têtes, la peau noire et se tient nue sur Shiva avec des cadavres en guise de boucles d’oreilles et une ceinture de mains. Smashanakali est montrée de façon semblable, mais entourée par les chacals et les yoginis, et elle porte un serpent en guise de cordon sacré. Siddhakali a trois yeux, elle boit le nectar dans un crâne, a la peau d’un bleu profond et porte le soleil et la lune comme boucles d’oreilles. Mahakali a cinq visages, chacun avec trois yeux. Elle tient une lance et un trident, un arc et des flèches, ainsi qu’une épée et un bouclier. Guhyakali est de la couleur des nuages, avec un collier de serpent, un croissant sur la tête, un visage souriant (quelques sources lui prêtent dix visages), Shiva est comme un enfant à ses pieds, et derrière elle (ou au- dessus de sa tête) se trouve un cobra royal à mille têtes. Chamundakali a un visage agréable, tient une épée et un os long surmonté d’un crâne, un nœud coulant et une tête humaine, elle porte une peau de tigre et est assise sur un cadavre. Elle est également vénérée sous la forme d’un yantra ou forme géométrique symbolique.
Comme Krishna dans la Bhagavad Gita, Kali possède aussi une forme universelle (virat rupa ou visvarupa). La forme universelle d’un dieu ou d’une déesse est son aspect en tant que plus grande divinité du cosmos, incarnant tous les univers et tous les pouvoirs. Dans le Kurma Purana, Kali / Parvati révèle sa forme universelle à son père, Himalaya. Comme son père en a été effrayé, elle reprend sa forme originelle, avec le teint et le parfum d’un d’un lotus bleu. Dans le Devi Mahatmya, elle se déploie sous sa forme pour effrayer le démon Mahishasura.
Selon un conte populaire, alors qu’il était assis au sol d’un bûcher funéraire, le sage Shakta Krishnananda Agambagisha eut une vision de la déesse Kali. Elle lui révéla que le tantrisme Shakta coulait comme une rivière souterraine, qu’il était victime de la pollution et devait être nettoyé. Il devait l’adorer et populariser une nouvelle forme sous laquelle l’adorer. Quand il lui demanda sous quelle forme il devait l’adorer, elle lui dit que ce serait sous l’image de la première femme qu’il verrait le lendemain matin.
Lorsqu’il se réveilla à l’aube le lendemain matin et se dirigea vers le Gange, il vit une femme à la peau sombre à l’entrée de sa cabane. L’un de ses pieds était posé sur le seuil de la hutte, l’autre était sur le sol. Sa main droite était pleine de bouse de vache et elle la soutenait de l’autre main pour être sûre que la bouse ne tombe pas, une position formant un mudra, correspondant à l’absence de peur. Sa main gauche appliqua une couche de boue humide sur la paroi. Elle avait de longs cheveux noirs et portait un sari court. Lorsqu’elle vit Krishnananda debout devant elle, elle tira la langue dans l’embarras et se détourna. Cela devint une image très populaire de Kali, avec celle de Shiva couché sous ses pieds qui fut ajoutée plus tard.
La signification de Shiva couché sous Kali a été amplement débattue. L’interprétation populaire montre Kali comme une bonne épouse qui a touché Shiva accidentellement de son pied, un manquement au respect et à la décence, et elle est gênée d’avoir dérogé à la bienséance. Certains Shakta disent que Shiva se jette aux pieds de la déesse, émerveillé de la voir créer et détruire le monde. Et, à la fin des temps, Kali dansera sur le cadavre du monde et sur le pouvoir du temps, donc elle danse sur Shiva sous une forme de cadavre. Dans le Mahanirvana Tantra, Shiva appelle Kali « la source du monde », l’origine de toute forme, l’absence de forme, mais néanmoins dotée de formes, la suprême Adya Kali qui existait en tant que ténèbres avant le commencement des choses. Elle est la créatrice, la conservatrice et la destructrice de l’univers et la source du pouvoir des dieux. Dans la Philosophie Samkhya, Shiva représente purusha, le pur potentiel sans réalisation. Ce potentiel a besoin de prakriti, une force active qui donne naissance à tout et accomplit tout, pour engendrer la création. Kali représente la force créatrice, qui amène l’univers à l’existence, liée à Shiva comme la manifestation est liée à la potentialité. Shiva représente aussi Brahman, la conscience pure, tandis que Kali est Sakti, l’action et la création, ou Maya, la puissance de l’illusion.
Dans ce cas, Shiva est habituellement présenté comme le mari de Kali. Cependant, à Kerala, Shiva est le père de Kali, qui lui a donné naissance par un rayon émanant de son troisième œil. Lorsque Kali emprunte la forme de Tara à Tarapith, elle allaite l’enfant Shiva, lui donne son lait pour le sauver de l’empoisonnement. Shiva tient alors dans le rôle de son enfant. Dans d’autres histoires, lorsque Kali effectue sa danse de mort et se trouve sur le point de détruire le monde, Shiva se transforme en un bébé en pleurs, Kali arrête alors sa danse pour le nourrir et prendre soin de lui.
Alors que la déesse Kali menace traditionnellement l’ordre et la stabilité, elle incarne également un ordre transcendant ; alors, son rôle et ses représentations varient. Dans les textes, elle est laide, avec un corps noir et émacié, les cheveux emmêlés, avec des serpents, mais dans les statues et les tableaux, elle est jeune et belle, avec un regard séducteur, des seins généreux, une taille fine et un grand sourire. Elle peut être d’un bleu profond, bleu ciel, ou même blanche, avec des pieds et des mains délicats et rosés ; ces aspects sont des formes bienveillantes de la déesse. Pour de nombreux Shakta, cet aspect plaisant est sa forme réelle et intérieure, sa laideur apparente existant seulement pour effrayer les indignes. Si vous êtes son ennemi ou ne la respectez pas, Kali noire des bûchers funéraires prendra sa revanche. Mais si vous lui êtes dévoués, elle est la belle Kali blanche, dont la forme gracieuse viendra à vous au moment de votre mort et elle vous sourira avec amour et vous emmènera à Kalisthan ou Manidvipa (l’île des joyaux) pour demeurer toujours sur ses genoux.
Comme une déesse dévotionnelle, Kali est la mère de l’univers et la parente bien-aimée de ceux qui l’adorent. Elle est une divinité aimante, et son côté sombre se justifie par la présence de la mort dans la nature ; Kali représente ce qui est vrai, pas ce que les gens désirent voir. Elle est décrite comme aimante, douce et compatissante dans la poésie Shakta qui lui est dédiée au Bengale. Elle est également capable de sauver ses dévots de leur propre karma, des difficultés qu’ils affrontent en raison de mauvaises actions dans les vies antérieures, les arrachant aux dimensions spectrales entre les incarnations et les emmenant dans son paradis.
Dans le Mahabhagavata Purana, le paradis de Kali, appelé Katisthan, est plein de joyaux et entouré par quatre murs comportant quatre portes orientées vers les quatre directions. Au milieu siège un trône royal, plein d’or et de pierreries. La déesse s’y repose, servie par soixante-quatre yoginis. Vers le nord se trouve une forêt pleine de fleurs et d’oiseaux chantants et à l’est, un lac couvert de lotus d’or et d’autres fleurs. Selon le Devi Bhagavata Purana, le ciel de Kali est seulement ouvert aux femmes. Durant sa vie terrestre, la dévote devait donner des offrandes aux brahmanes, aux jeunes filles et aux garçons, aux gens et aux pauvres, en les considérant comme des formes de la déesse. Lorsque le dévot meurt, il va au paradis de Kali appelé Manidvipa, mais doit pour cela prendre l’aspect d’une femme, afin de faire écho à la forme de la déesse. Aucun homme n’est autorisé à entrer dans le paradis de la déesse.
*
Adya Shakti Kali et les Mahavidyas
Une forme populaire de Kali adoré dans Calcutta est Adya Shakti Kali ou Kali comme puissance primordiale. Adya Shakti Kali est également présent dans quelques Tantras, en particulier dans le Mahanirvana Tantra. Parce qu’elle a dévoré Kala – le temps -, elle est Kali, la forme originale de toutes choses ; et parce qu’elle est l’origine et la fin de toute chose, elle est appelée Adya Kali. Elle est sans commencement, tout en étant le commencement de tout, créatrice, protectrice et destructrice. Elle est vénérée la nuit de la nouvelle lune, à l’aide des pancamakara ou cinq choses interdites – de viande, poisson, vin, graines rôties et sexe rituel. L’adorateur est censé obtenir la sagesse, la richesse et la force et la réalisation de tous ses désirs. Selon certains des adorateurs modernes d’Adya Shakti Kali dans le Bengale occidental, elle est une Devi Yuga, une déesse de l’apocalypse. L’époque actuelle est celle du kali yuga, l’âge de fer qui représente la fin de l’univers et la fin des temps et la déesse qui y préside est Adya Shakti Kali, qui se révèle à la fin du yuga pour diriger les grandes catastrophes de la fin des temps.
L’aspect Adya Shakti de Kali qui a été popularisé est avant tout une forme tantrique de la déesse. Il existe de nombreuses formes tantriques de Kali. Le Tantraloka répertorie treize formes de la déesse, tandis que le Tantrasara en mentionne neuf. Cependant, les dix principales formes tantriques de Kali sont connues comme étant les Mahavidyas. Les Mahavidyas, ou déesses de la sagesse, sont généralement comprises comme des aspects ou des émanations de la déesse Kali. Elles sont spécialisées dans les dons dans certaines régions, et chacune a ses propres prêtres qui se vouent une forme particulière de Mahavidya (istadevi). Kali est la plus importante Mahavidya dans la tradition Kali-kula. Les dix Mahavidyas sont des aspects de la déesse Shakti, Kali, ou Sati et il est dit, dans les Puranas, qu’elles ont leur origine du temps du grand sacrifice mythique de Daksha.
Selon le Brihaddharma Purana, le père de la déesse Sati effectuait un grand sacrifice public, mais avait omis d’inviter Sati ou son mari. Sati voulait aller au sacrifice, mais son mari Shiva ne voulait pas qu’elle y aille. Du feu jaillit de son troisième œil et elle se transforma en Kali (ou Shyama, la ténébreuse). Quand il vit cela, Shiva fut terrifié et tenta de s’échapper. Cependant, les formes émanées de Sati bloquèrent les dix directions. Ces formes sont les dix Mahavidyas. Une description plus longue vient du Mahabhagavata Purana. Selon ce texte , quand Sati, la fille de Daksha qui n’était pas invitée au sacrifice de son père, voulut néanmoins s’y rendre, Shiva lui dit que cela causerait beaucoup de problèmes et lui interdit de s’y rentre. Pour appuyer son désir d’y aller, elle se divisa en dix formes terrifiantes pour l’effrayer jusqu’à ce qu’il accepte de la laisser s’y rendre. C’est à ce sacrifice que Sati se suicida, sa mort constituant l’origine lointaine de la pratique du sati que l’ancienne littérature britannique écrit « suttee ».
Selon divers textes sacrés de la tradition Kali-kula, Kali offre le plaisir et la libération durant le Kali Yuga. Elle est adorée par les dieux et les sages et son culte est nécessaire pour toutes les réalisations spirituelles. Le Tararahasya dit que la recherche de la libération sans l’adoration de Kali revient à essayer de satisfaire sa faim sans manger, ou essayer de se voir dans un miroir avec les yeux fermés. Autant qu’une mer est vaste par rapport à une rivière, Kali est vaste par rapport aux autres divinités et toutes les autres Mahavidyas engendrées à partir d’Adya Kalika existent également éternellement en elle. Tandis que Kali est noire pour des yeux terrestres, elle est rayonnante sous sa véritable apparence qui est d’une très grande brillance (mahajyoti).
*
La Kali pan-indienne
Comme déesse qui est à la fois commune à toute l’Inde et locale, Kali possède de nombreux titres et histoires associés. Traditionnellement, dans le Bengale occidental, elle est vénérée comme Dakshinakali ou Tara, dans le Kerala comme Bhadrakali ou Bhagavati, au Cachemire comme Tripurasundari, et au Népal comme Guhya Kali. Ces divinités peuvent être entièrement assimilées à Kali ou comprises comme des manifestations ou des émanations.
Au Kerala, elle est la déesse guerrière Bhadrakali, une forme de Bhagavati, la grande déesse qui est à la fois bienveillante et féroce. Elle est indépendante ; il est dit qu’elle provient du troisième œil de Shiva lorsque celui-ci s’illumine de fureur destructrice. Kali est associé à la déesse du sud, Kottavai, qui monte un tigre sur le champ de bataille. Elle est une protectrice qui se manifeste dans les danses de possession et parle à travers les oracles de sexe masculin ; ses histoires sont racontées dans des pièces de théâtre. Ses aventures principales succèdent au récit, dans le Linga Purana, de sa victoire sur le démon Darika dans un combat à l’épée. Toutefois, dans la version de Kerala, la veuve de Darika lance sur Kali la malédiction de la variole et les statues de Kali sont généralement noires avec des marques blanches de variole le long de ses crocs.
Elle est vierge, associée à la chaleur et à la saison sèche, et elle est adorée avec de la résine de teck et de la pâte de bois de santal, pour l’apaiser et la calmer. Bhadrakali est aussi la cause des épidémies dans le Kerala.
Dans la région Panjab du nord-ouest de l’Inde, Kali est une forme de Seranvali, celle qui chevauche un lion. Elle est la déesse mère dont les formes sont fines (en tant que Vaishno Devi) et sombres (en tant que Kali Devi). Kali est une déesse féroce et indépendante, également appelée Amba, Durga , et Kalkattevali, un titre associé au temple Kalighat à Calcutta et aux sacrifices de chèvres. Elle est associée aux chacals et aux lieux de crémation, mais est gracieuse et peut offrir dons et bénédictions.
Dans les collines Vindhya de l’Inde centrale, Kali est un aspect de la grande déesse ou Adi Shakti Mahadevi. Sa forme principale est nommée Vindhyavasini. Elle est associée à Uma et à la sombre déesse Kaushiki, et elle est adorée par des lectures du Mahatmya Devi. À Kali sont offerts des chèvres et des poulets en sacrifice et elle offre à la fois la libération et le bonheur terrestre. Philosophiquement, elle est appréhendée comme Mahakali, la grande mère qui est l’origine du monde.
Au Sri Lanka, au large de la pointe sud de l’Inde, le rôle de Kali s’est étendu avec la guerre civile qui se poursuit depuis les années 1980. Traditionnellement, Kali était adorée dans les temples par des prêtres et elle avait certains adeptes (appelés danseurs de dieux ou tevyam atumakkal). Elle apparaissait sous diverses formes locales, telles que Pattirakaliyamman et Viramma-kali. Avec la guerre civile, il y a eu davantage de personnes se vouant à la déesse et davantage de pratiques de mortification (comme marcher sur des charbons ardents ou se transpercer le corps avec des hameçons en fer et de petits tridents). La présence de Kali est censée inculquer le courage et rendre les gens plus à même de supporter les tragédies liées à la guerre. Kali est considérée comme étant la divinité la plus apte à aider les gens à faire face à la violence.
*
La théologie Shakta
Théologiquement, l’appréhension de l’identité et de l’origine de la déesse varie. Certaines traditions Shakta disent que toutes les déesses sont des manifestations de la même grande déesse, Adi ou Adya Shakti, ou Parama Shakti, tandis que d’autres avancent que les nombreuses déesses sont séparées et uniques, ou parfois qu’elles sont des manifestations d’un ou plusieurs dieux. Il existe un monisme Shakta, dans lequel les phénomènes sont des parties de la déesse, dont la nature profonde est brahman ou la conscience universelle. Il existe un monothéisme Shakta, dans lequel toutes les divinités sont des aspects ou des émanations d’une seule déesse qui a créé l’univers. Il existe également des dualismes Shakta, dans lesquels le couple divin, Shiva et Shakti, constitue les divinités primordiales. Il existe aussi des polythéismes Shakta, dans lesquelles on trouve de nombreuses déesses, dotées de grands pouvoirs et qui sont parfois en compétition pour le pouvoir et les dévots avec d’autres déesses ou des dieux. Enfin, il existe un hénothéisme Shakta, dans lequel de nombreuses déesses sont reconnues comme légitimes, mais une seule est toute puissante. Cette déesse centrale est souvent appelée Mahadevi, la grande déesse. Dans de nombreux Tantra, Kali est la déesse primordiale ou la plus authentique forme (svarupa) de la grande déesse.
L’un des dévots les plus célèbres de Kali était Ramakrishna Paramahamsa de Dakshineshwar. Ramakrishna était un prêtre de la déesse Kali qui voyait en elle la Mère Cosmique. Il est né dans le village de Kamarpukur, dans le Bengale-Occidental, en 1836 . Il est devenu un prêtre, priant et effectuant ses dévotions dans un bosquet de cinq arbres sacrés derrière un temple de Kali, et il connut d’intenses expériences religieuses incluant des paralysies, des sensations de brûlure, et l’expérience de sortir et entrer dans son corps. Il a dit que des visions lui venaient constamment et que, pendant six ans, il fut incapable de fermer les yeux ou de dormir. Il expérimenta diverses formes de pratiques spirituelles non traditionnelles et vit la déesse Kali avec un bébé auquel elle avait donné naissance et une épée pour le tuer – une déesse de la création et la destruction. Selon certains de ses biographes, à un moment, alors qu’il était décidé à se suicider, il eut une vision de Kali qui devint célèbre. Ramakrishna avait ramassé une épée pour se tuer, car la déesse refusait de lui apparaître. Cette menace de suicide la motiva à lui apparaître et il la vit sous la forme d’un grand océan de conscience, avec des vagues brillantes se jetant sur lui de tous les côtés. Il connut alors un pur état de grâce durant lequel il sentait la présence de la déesse.
Ramakrishna continua à avoir des visions de Kali. Comme prêtre , il vit sa statue comme si elle était vivante, et il riait et dansait avec elle, plaisantant avec la statue et tenant ses mains, se couchant à côté durant la nuit. Parfois il s’identifiait lui-même avec Kali et s’ornait de fleurs et de pâte de santal. Ses supérieurs et son entourage pensaient qu’il était fou et essayèrent plusieurs choses pour le soigner : la médecine ayurvédique, l’exorcisme, une prostituée dans le cas où sa folie viendrait d’une frustration sexuelle. Ils arrangèrent même pour lui un mariage avec une jeune fille. Cependant, ses visions et ses transes continuèrent. Ramakrishna pratiqua une forme de rituels tantriques selon les instructions de Bhairavi Brahmani, une femme qui sentait sa folie apparente était une forme de sainteté. Il a également pratiqué des rituels vishnouïtes et plus tard tomba dans de longues transes sous l’enseignement du Vedantin Totapuri. Il pratiqua également brièvement l’islam et le christianisme. Cependant, il demeura un Shakta et un prêtre de Kali toute sa vie, dansant et parlant avec la déesse et agissant comme son fils bien-aimé. Nombre de ses actes et déclarations font écho à celles de Ramprasad Sen, un dévot Shakta bengali antérieur.
*
Kali à l’extérieur de l’Inde
La façon de considérer la déesse Kali dehors de l’Inde a changé au cours du temps. Kali fut décrite pour la première dans des textes du 17e et du 18e siècle de voyageurs, de missionnaires et de marchands européens qui ont visité l’Inde. Elle a été généralement décrite en termes négatifs, soulignant sa noirceur et ses statues effrayantes, la pratique des sacrifices d’animaux et son association avec le groupe criminel des Thugs. Les écrivains ultérieurs furent plus perturbés par les rituels tantriques associés à Kali, en particulier ceux impliquant la sexualité. Certains auteurs exagérèrent avec sensationnalisme son culte, allant jusqu’à des interprétations totalement fantaisistes de son culte désormais appelé « Orientalisme ». Ces auteurs considérèrent Kali comme un symbole de la sauvagerie primitive sexuelle de l’« Est » et comme un culte diabolique. Les auteurs s’intéressant au développement historique des religions la comparèrent avec les divinités d’autres cultures, en particulier des déesses de l’ancienne Europe et de la Méditerranée orientale.
Cependant, un plus grand intérêt fut soulevé à la fin du 19e siècle par les conférences de Swami Vivekananda, un disciple de Ramakrishna. Il adapta le Shaktisme et le védantisme pour de nouveaux adeptes aux États-Unis et en Europe, soulignant le caractère symbolique du rituel hindou et son universel appel. Au début du 20e siècle, Sir John Woodroffe rédigea un ouvrage sur le tantra sous le nom de plume d’Arthur Avalon. Il interpréta Kali et les Tantra en général dans une perspective des Vedanta, avec une sexualité symbolique plutôt que littérale et présenta les Tantra Shakta comme étant une approche philosophique utile. Plus tard, dans le courant du 20e siècle, les historiens des religions, de l’art, des psychologues, des poètes et des anthropologues ont exploré les traditions liées à Kali.
Un autre approche de Kali peut être trouvée dans les sources New Age modernes, tel que magazines, livres, œuvres d’art et sites Web. Dans ces sources, Kali est réinterprétée pour un public en grande partie non indien. Elle devient une personnification de la destruction féminine et de la rage, ou de la sexualité décomplexée, ou une figure de l’inconscient ténébreux universel. Dans ces adaptations, les rituel traditionnels ne sont plus nécessaires, et Kali devient une nouvelle divinité avec de nouvelles activités et de nouveaux attributs. Elle incarne le dépassement de limites telles que pureté / impureté, péché et comportement social acceptable ; elle se rebelle contre les religions patriarcales et ses lois. Elle dépasse la peur de la mort et des instincts et colore d’une façon positive la colère, la sexualité et les émotions intenses. Dans le Shaktisme New Age, Kali est associée aux déesses sombres de différentes religions : la déesse grecque Hécate et les Gorgones, la déesse celte Morrigane, la déesse babylonienne Anath. Elle est une figure majeure pour le shaktisme Wiccan et le néo-paganisme indien.
Par conséquent, Kali apparaît sous de multiples formes : une terrifiante déesse de la mort et de la nuit, une déesse tribale de la fertilité, une déesse yogique de la transcendance, une déesse dévotionnelle de l’amour et de la compassion, la colère de Durga et l’amour de Shiva. Pour ses dévots, elle est une protectrice contre les dangers, un guide de l’âme après la mort, la grande déesse mythique et une tabula rasa moderne pour les archétypes et les projections. Elle est une déesse vivante pour le féminisme moderne et une ancienne figure de la vie et de la mort.
Kali: Goddess of Life, Death, and Transcendence, © June McDaniel. Traduction française par Melmothia, 2015. Ce texte ne peut être reproduit sans l’autorisation de l’auteur et du traducteur.
*
Bibliographie
Bhattacharyya, Narendra Nath. History of the Sakta Religion. New Delhi: Munshiram Manoharlal, 1974.
Caldwell, Sarah. Oh Terrifying Mother. Sexuality, Violence and Worship of the Goddess Kali. New Delhi: Oxford University Press, 1999.
Dasgupta Shashibhushan, Bharater Sakti-sadhana o Sakta Sahitya. Calcutta: Sahitya Samsad, 1960.
Erndl, Kathleen. Victory to the Mother. The Hindu Goddess of Northwest India in Myth, Ritual, and Symbol. New York: Oxford University Press, 1993.
Hawley, John Stratton & Donna, Marie Wulff. Devi: Goddesses of India. Berkeley: University of California Press, 1996.
Jagadiswarananda, Swami, trans. Devi-Mahatmyam (Glory of the Divine Mother). Mylaporc, Sri Ramakrishna Math, 1953.
Kinsley, David R. Hindu Goddesses : Visions of the Divine Feminine in the Hindu Religious. Berkeley: University of California Press 1988.
Kinsley, David R. The sword and the Flute: Kali and Krsna, Dark Visions of the Terrible and the Sublime in Hindu Mythology. Berkeley: University of California Press 1975.
Kumar, Pushpendra. The Maha Bhagavata Purana. Delhi: Eastern Book Linkers, 1983.
McDaniel, June. The Madness of the Saints: Ecstatic Religion in Bengal. Chicago: University of Chicago Press, 1989.
McDaniel, June. Offering Flowers, Feeding Skulls: Popular Goddess Worship in West Bengal, New York: Oxford University Press, 2004.
Mcdermott, Rachel Fell. Mother of my Heart, Daughter of my Dreams. Kali and Uma in the Devotional Poetry of Benga. New York: Oxford University Press, 2001.
Mcdermott, Rachel Fell & Jeffrey J. Kripal. Encountering Kali: In the Margins, at the Center, in the West. Berkeley: University of California Press, 2003.
Sen, Dineshchandra. The Bengali Ramyanas. Calcutta: University of Calcutta Press, 1920.
Vijnanananda, Swami. trans. Srimad Devi Bhagavatam. New Delhi: Munshiram Manoharlal, 1977.
Warrier, A. G. Krishna, trans. Sakta Upanishads. Madras: Adyar Library and Research Centre, 1967.