Rattachés de façon parfois un peu hâtive, par des esprits habituellement plus éclairés (Vaneigem etc.), à une forme d’anarchisme chrétien et épicurien du fait de leur assimilation aux Frères du Libre-Esprit et sur la foi d’accusations d’une église catholique parfaitement objective en la matière ( « Sunt profanae novitates quas introducunt quidam, Epicuri potius quam Christi discipuli [1] », Jean le Teutonique dixit), rôtis sur les bûchers à une époque où le métier d’artisan cheministe n’avait pas encore perdu toutes ses lettres de noblesse, et très officiellement condamnés par Rome (cf. la constitution n° 2 – De errore abbatis Ioachim [2] – du concile Latran IV : « Reprobamus etiam et damnamus perversissimum dogma impii Amalrici cuius mentem sic pater mendacii excæcavit ut eius doctrina non tam hæretica censenda sit quam insana [3]. »), les Amauriciens, dont Ordo Blasphemus honore la mémoire dans Orgasme Ossuaire, développèrent un panthéisme superficiellement chrétien et authentiquement luciférien.
En affirmant la présence de Dieu en toute chose, à la manière d’Amaury de Bène (« Omnia unum, quia quidquid est, est Deus [4]. »), ne divinisaient-ils pas ainsi l’homme, tout en abolissant la séparation artificielle établie par les religions du désert entre ce monde-vallée de larmes et un ailleurs promis aux justes seulement ? Cette foi naïve, accessible aux âmes simples et aux cœurs humbles, témoignant de l’amor fati inextinguible insufflé à tout être conscient de son appartenance à un cosmos organique, était encore marquée par une culture profondément paysanne, agraire, tellurique en somme, une culture dans laquelle l’image terrifiante des sabots fourchus du Diable se confondait avec les pas de danse dessinés par un autre Dieu cornu, largement antérieur et finalement familier. Diabolisme des faubourgs, fraîchement arrachés à leur ruralité originelle, s’exerçant dans les caves suintantes d’humidité et sorcellerie des campagnes où, tout en craignant les rounwythas, on n’hésitait pas à aller les consulter au désespoir des prêtres et des médecins – c’est à ces formes de satanisme qu’assurément Ordo Blasphemus se rattache, un satanisme vécu plus que théorisé, vocalisé mais pas verbalisé, une propagande par le fait conçue comme une nécessité vitale, loin des préciosités et des arguties des hérésiarques salonnards dont les numéros de jonglerie conceptuelle ne servent qu’à justifier les veuleries et compromissions.
Illustration musicale de cette cour des miracles peuplée de vieilles prétendument folles, de lunatiques, de rebouteux, d’idiots du village ou du quartier et d’imprécateurs déments au milieu desquels il ne dépare pas, Ordo Blasphemus a su revêtir les différents masques, de la folie pour les uns, du Haut-Mal pour les autres, ceux qui pressentent que l’enfer ne se situe pas dans un hypothétique au-delà mais épouse langoureusement les contours d’une réalité qu’il imbibe de ses sucs.
À l’époque de Chaotic Loom, l’un des précédents méfaits du duo andégave, largement incompris par la plèbe black metal, mais plébiscité par des esthètes barbares aux goûts aussi sûrs que ceux de D.U.K.E. et défendu par un label (Antiq) souverainement indifférent aux bavardages, l’Ordre du blasphème avait délivré un véritable manifeste de terreur acausale, une œuvre se déroulant sans l’auditeur en un témoignage brut des affres de la possession : tout à la fois l’entrée dans une dimension astrale informée par le Mal et le fait de porter cette dimension, aux lois physiques incompatibles avec les nôtres, en soi – une pendaison réalisée à l’aide des cordes de la théorie du même nom.
Ainsi que le suggère son intitulé thanatérotique, Orgasme Ossuaire est quant à lui un enregistrement qui, à sa manière, relève d’une participation très concrète à la marche du monde, aux assauts incessants et dérisoires de la vie contre les puissances de l’entropie. Sa division en deux volets (une cassette « Orgasme » constituée d’enregistrements – relativement – récents, et une cassette « Ossuaire » composée de thrènes plus anciens) ne change néanmoins rien à la cohérence du propos : la rageuse pulsion de vie, dont les assauts intermittents de brutalité très trve black metal art attestent, exsude le même optimisme que l’employé de bureau moyen qui, un jour, s’empare d’un fusil de précision, monte sur le toit de son immeuble et abat les passants en contrebas au hasard ; résolution dont la perfection formelle réside dans l’absolu mépris pour ses conséquences (« Fucked and cursed…Forever », référence dénuée d’humour à un « Fucked up and ready to die » inoffensif prononcé par d’autres ?), flux d’orgone incontrôlé et corrompu qui n’ensemence rien.
Dès lors, hanté par ce spectre très médiéval de l’excommunication au champ lexical duquel il recourt fréquemment (cf. la mention « Latae Sentenciae [5] », déjà évoquée à l’époque du Chaotic Loom pré-cité), Ordo Blasphemus, conscient par ailleurs de la peine encourue pour le crime contre Dieu contenue dans son nom, en ce monde (« Celui qui blasphémera le nom de l’Éternel sera puni de mort : toute l’assemblée le lapidera. Qu’il soit étranger ou indigène, il mourra, pour avoir blasphémé le nom de Dieu. », Lévitique, 24-16), comme dans « l’autre » (« Et quiconque parlera contre le Fils de l’homme, il lui sera pardonné; mais à celui qui blasphémera contre le Saint-Esprit il ne sera point pardonné. », Luc, 12-10), s’entête et module l’expression de sa colère nihiliste afin d’affirmer de façon aussi exacte qu’incontestable, et rogue, ses positions. La variété des vocaux employés est représentative des flux et reflux de cette impulsion vitale-mortifère qui traverse Orgasme Ossuaire : là où, par le passé, ils n’ont pu évoquer que la folie la plus exacerbée, ils sont désormais polymorphes – les cris d’aliéné surgissent toujours lorsque cela est nécessaire, mais côtoient des passages plus sobrement hurlés dans lesquels l’influence d’un certain Famine pourrait se faire sentir, d’autres, gutturaux et d’autres enfin où la scansion utilisée restitue fidèlement le côté presque « militant » de l’engagement du groupe.
La parure sonore – parler de choses aussi ridicules que « l’instrumentation » ou la « production » serait déplacé – enveloppant les mots de fureur satanique d’Ordo Blasphemus est à l’avenant : en adéquation avec un discours adressé au monde extérieur, et non plus l’exposition crue d’une expérience intérieure et métaphysique, elle prend des atours à la fois amples et mieux ordonnés, aux replis moins ésotériques. Elle demeure pourtant fidèle à l’identité unique de l’Ordre, c’est-à-dire effroyable pour ceux qui la jugeront avec les mêmes critères qu’ils emploient pour leurs albums favoris des Spice Girls ou de Deathspell Omega, parfaite pour une certaine élite ayant vu dans d’anciennes cohortes légionnaires noires l’incarnation ultime du Zeitgeist black metal de leur temps, ou se remémorant Filosofem comme l’hymne funéraire d’un monde aujourd’hui disparu.
Laissant l’influence ahrimanienne orienter sa vision luciférienne initiale, Ordo Blasphemus s’est doté d’une direction là où précédemment il n’avait qu’un sens. L’avènement de Son règne approche indubitablement.
S. Gyre, 2015eh
[1] « Ils [les Amauriciens] apportent des innovations qui sont profanes, disciples d’Epicure plutôt que du Christ ».
[2] De la fausse doctrine de Joachim [de Flore].
[3] « Nous réprouvons aussi et condamnons l’opinion extravagante de l’impie Amalric, dont le père du mensonge a tellement aveuglé l’esprit que sa doctrine ne doit pas tant être regardée comme hérétique que comme insensée. »
[4] « Tout ce qui est, est Dieu. »
[5] Se dit d’une excommunication encourue de fait dès la commission de la faute, par opposition à l’excommunication ferendae sententiae qui doit être prononcée par une juridiction.