« Les œuvres des artistes orphiques doivent présenter simultanément un agrément esthétique pur, une construction qui tombe sous les sens et une signification sublime, c’est-à-dire le sujet. »
Apollinaire, Méditations esthétiques, 1912
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Le black metal n’est plus qu’une vaste plaisanterie : entre les imposteurs qui le réduisent à une simple forme d’expression artistique – musicale en l’occurrence – et ceux qui, légitimement tenaillés par le désir de retrouver la parole perdue, s’adonnent à un extrémisme (sonore, spirituel, idéologique etc.) stérile en ce qu’il devient une fin alors qu’il n’était qu’un moyen, il tend à devenir une nébuleuse agitée où sa lumière noire primordiale se fragmente jusqu’à en devenir insaisissable.
Après avoir consciencieusement jeté le bébé, et gardé l’eau saumâtre du bain, certains font toutefois perdurer l’âme de la musique de l’Adversaire, d’autant de façons différentes que ce dernier a de noms. En se murant dans une attitude hiératique de laquelle émanent des salves nihilistes, parfois sublimement transpercées de rayons lumineux (Blut Aus Nord), en cultivant une approche « sud-américaine » qui rappelle les origines douteuses du genre (Goatvermin, Cult Of The Horns) ou en se rattachant à une voie de la main gauche authentiquement traditionnelle – sophia perennis ! – à l’instar de Blessed In Sin, un des rares représentants véritables de la caste sacerdotale au sein de ce qui, pour beaucoup, ne demeure qu’une simple sous-/contre-culture…
Kosmos fait assurément partie de ces radicaux : il revient aux racines du genre, non d’un point de vue strictement musical, ce qui en ferait un réactionnaire et non un radical, mais en développant une weltanschauung viscéralement misanthrope, et puisant sans doute à diverses sources. L’auditeur notera bien sûr la persistance de l’anti-humanisme aveugle du Ur-black metal ; de façon plus surprenante peut-être, il pourra distinguer une origine de ce mépris pour l’humain dans une réflexion se rattachant à l’écologie profonde, à mettre éventuellement en relation avec une certaine critique de la démonie de la technique.
Surtout, Kosmos donne à sa haine une puissante dimension eschatologique, relevant du langage silencieux du mythe et du symbole, et non plus du logos asséché et asséchant des discours à prétention rationnelle. Avec Ashes Of The Orphic Dream se poursuit une inexorable élévation du propos, de celle qui fait du black metal non un simple divertissement mais une musique authentiquement sacrée telle que celle de Bach ou des tribus non-corrompues par l’occidentalisation du monde.
En 2012, From Innocence To Perversity témoignait déjà d’une forte personnalité, exprimée à travers une musique plus frontale et, dans une certaine mesure, plus « classiquement » black metal, probablement influencée encore par le passé virulent des membres de Kosmos aux commandes de forces aussi respectables que Daedalion ou Mourning Forest, pour n’en citer qu’une partie. Toutefois la démarche semblait encore très matérialiste, voire triviale (est-il toujours utile d’évoquer en chanson la pédophilie de quelques ecclésiastiques ?). Paru en 2013, Le vecteur transcendantal amorçait la rupture, prenant littéralement de la hauteur et gagnant une précision chirurgicale qui tend à se faire rare de nos jours. La virulence du venin craché par le groupe, dans un souffle rappelant celui d’une bombe à clous dans le RER, s’imposait alors et, bien que l’album se rattache largement à la civilisation du logos, laissait entrevoir de nouvelles perspectives.
Enfin, en 2015, ces perspectives se révèlent à nous dans les méandres d’un Ashes Of The Orphic Dream qui embrasse pleinement le langage du mythe en se référant aux mystères orphiques, ou plutôt en les développant, en dévoilant une lamelle d’or jusqu’ici occultée. A la différence du texte des autres lamelles, abondamment commenté malgré son caractère parcellaire et initiatique, et de celui des orphicorum fragmenta, son contenu donnait en effet à la notion de salut traditionnellement associée aux orphismes un sens significativement différent de celui qui est couramment admis, témoin d’une voie sénestre orphique indubitablement trop dangereuse à manier pour les profanes. D’où son « oubli ».
Cultes parfois hâtivement assimilés à des proto-christianismes – de la même manière que le mithraïsme avec lequel des interpénétrations se sont par ailleurs produites, ou le culte de Baldr – les orphismes ont développés une « anthropogonie » et une eschatologie propres, sous couvert de se référer à des figures (Dionysos, Orphée etc.) qui n’avaient de commun avec leurs homonymes de l’Antiquité que le nom. Au cœur de cela figurait le récit de la mort de Dionysos Zagreus, fils de Zeus, à qui Eros avait offert le monde. Envieux, les Titans (aux nombres de douze : six Titans et six Titanides) entreprirent de le tuer (démembrement, bain-marie et/ou cuisson à la broche selon les versions) puis le dévorèrent, ce qui ne manqua pas de susciter l’ire de Perséphone, la mère de Dionysos, et de Zeus, que l’on ne présente plus. Plus concrètement, ce dernier foudroya les Titans, et de leurs cendres naquirent les hommes, capables d’épouser l’ordre cosmique (leur part dionysiaque) tout comme de s’y opposer (leur nature titanique). Quant à Perséphone, toujours agacée, elle frappa les hommes de sa malédiction, leur interdisant l’accès au paradis et les condamnant à un éternel cycle palingénésique. Le but des rituels orphiques, associés à une hygiène de vie et une morale que ne renieraient pas les néo-cathares qui peut-être nous lisent, était de briser ce cycle, d’offrir aux adeptes une chance de salut – à leur faire réintégrer d’une certaine manière le kosmos, l’ordre.
Le rêve orphique que chante Kosmos – le groupe – relève lui d’une autre tradition. Selon cette dernière, la part titanique de l’homme a définitivement pris le dessus sur ce qu’il y avait de dionysiaque en lui. L’homme ne propage plus que la disharmonie et détruit son milieu, se fait agent de kaos en résumé. L’humanité ayant perdu son droit à vivre, les Titans sont rappelés (par qui ?) pour l’éradiquer. Cet orphisme-là demeure donc bien une doctrine de salut, de retour à l’ordre – l’anéantissement préalable au renouveau, sans cette plaie qu’est l’humain : solve et coagula. Le black metal était donc la musique des sphères appropriée pour porter ce chant de dévastation, riche de cette forme supérieure de l’amour qui conduit à célébrer l’éradication impitoyable de ce qui doit l’être.
Pourtant, la musique pratiquée par Kosmos, si elle demeure forgée de métal noir, ne se complaît ni dans les clichés so trve, ni dans un avant-gardisme baroque, esthétiquement intéressant mais souvent vide de toute substance. Comprenant des passages véloces ou pesants, violents ou insidieux, elle constitue avant tout un puissant travail d’ambiance, au sens fort du terme – on ne parle pas d’interludes ou de passage pseudo-gothiques. Evoquer la vitesse, les rythmes, les structures des morceaux est ici moins pertinent que de parler de textures, de formes, de reliefs, de volutes ou de couleurs (le vert et le noir « innsmouthiens/lovecraftiens » de la superbe pochette, œuvre de xOv, l’homme derrière le concept de l’ensemble, sont en totale adéquation avec les sons), à la temporalité non plus diachronique mais synonyme de simultanéité – ainsi s’éloigne-t-on de la musique, dans une conception étriquée de la chose, pour se rapprocher d’un autre orphisme moderne, celui de Delaunay, de la « peinture pure » et des « formes circulaires ».
Précipitant le retour des Titans en entonnant leurs mélopées évocatrices et incantatoires, les membres de Kosmos sont, avec Ashes Of The Orphic Dream, les prophètes de la désolation et de la paix à venir. Fiat Lux.
S.Gyre, 2015eh
En mémoire de A.R. Königstein – au cas où il serait physiquement décédé – dont l’interprétation r/v-igoureusement anti-Traditionnelle de la Tradition demeure toujours aussi vivifiante.
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xOv
Bonjour,
J’ajoute les références dans l’article. Merci : -)
Quelle plume, quelle chronique. C’est magnifique. Bravo